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«Ma vérité»

Par Giuliana Sgrena

6 mars 2005


Giuliana Sgrena



«Ce vendredi a été la journée la plus dramatique de ma vie. Il y avait déjà tant de jours que j'étais séquestrée. Je venais de parler avec mes ravisseurs qui depuis quelque temps me disaient qu'ils me libéreraient bientôt. Je vivais des heures d'attente. Ils évoquaient "des problèmes liés au transfert".

«Bravo, tu pars pour Rome»

J'avais appris à sentir la situation en scrutant l'humeur de mes deux gardiens habituels. L'un d'eux, qui en général tentait à satisfaire chacun de mes désirs, était incroyablement agité. Je lui ai demandé s'il était content parce que je m'en allais ou parce que je restais. Il m'a répondu : "Je sais seulement que tu vas t'en aller, mais je ne sais pas quand." A un certain moment, confirmant que quelque chose était en train de se passer, ils sont entrés tous les deux dans ma chambre et ont commencé à plaisanter : "Bravo, tu pars pour Rome." J'ai ressenti une étrange sensation. L'espoir de la libération et un sentiment d'angoisse. J'ai compris que c'était le moment le plus difficile de tout l'enlèvement. Là s'ouvrait un gouffre d'incertitudes. Je me suis changée. Ils sont revenus. "On t'accompagne et ne donne pas un signal de ta présence avec nous car les Américains peuvent intervenir." C'était la confirmation que je ne voulais pas entendre. Si nous rencontrions quelqu'un, c'est-à-dire une patrouille américaine, mes ravisseurs n'hésiteraient pas à tirer. Il y avait dans la voiture mes deux gardiens et un chauffeur. On m'a bandé les yeux. J'entendais un hélicoptère voler à basse altitude. J'aurais préféré ne pas entendre ce bruit. Il est passé. "N'aie pas peur, ils viendront vite te chercher", me dit l'un des gardiens en arabe. Tout au long de l'enlèvement ils avaient parlé en arabe, un peu en français et beaucoup dans un anglais maladroit. On m'a fait descendre puis quelques instants après, une voix amicale m'est arrivée aux oreilles : "Giuliana, Giuliana, je suis Nicola, je viens de parler avec Gabriele Polo (directeur du Manifesto, ndlr), tu es libre."
«Les Américains ne veulent pas que tu reviennes»

Dans la voiture, Nicola Calipari parlait sans arrêt. On ne pouvait pas l'arrêter. Une avalanche de paroles amicales, de boutades. Le chauffeur avait communiqué deux fois, avec l'ambassade italienne et avec l'Italie, pour dire que nous nous dirigions vers l'aéroport, que je savais très contrôlé par les forces américaines. Nous étions à moins d'un kilomètre quand une pluie de feu et de projectiles s'est abattue sur nous. Le chauffeur a commencé à crier "Nous sommes italiens!" Nicola Calipari s'est jeté sur moi pour me protéger, et j'ai senti qu'il mourait. J'ai aussi senti que j'avais été touchée. Je me suis rappelé alors ce qu'avaient dit mes ravisseurs. Ils disaient vouloir me libérer mais que je devais faire attention : "Les Américains ne veulent pas que tu reviennes." Cela m'avait semblé de l'idéologie, mais ces mots ont pris la saveur d'une amère vérité. Le reste je ne peux pas encore le raconter.

«Ravisseurs très religieux»

Ce jour-là a été le plus dramatique, mais le mois que j'ai vécu comme otage a probablement changé ma vie pour toujours. Un mois seule avec moi-même. Dans les premiers jours, je n'ai pas versé une larme. J'étais en rage et je leur criais : "Mais pourquoi m'avez-vous enlevée alors que je suis contre la guerre ?" Commençait alors un dialogue féroce : "Mais pourquoi vas-tu parler avec les gens ? Nous ne prendrions pas une journaliste qui reste enfermée à l'hôtel. Et d'ailleurs, qui nous dit que ce n'est pas une couverture que de dire que tu es contre la guerre ?" Ils insistaient sur le fait qu'ils ne pouvaient demander au gouvernement italien de retirer les troupes et que leur interlocuteur politique ne pouvait être que le peuple italien qui est contre la guerre.
Ce fut un mois de hauts et de bas. Comme ce premier dimanche après l'enlèvement où ils m'ont fait voir un journal télévisé d'Euronews et j'ai aperçu ma photo affichée en énorme sur la mairie de Rome. J'ai repris courage. Puis aussitôt après est arrivée une revendication du Jihad qui menaçait de m'exécuter si l'Italie ne retirait pas ses troupes. J'étais terrorisée. Ils tentaient de me rassurer en affirmant que ce n'est pas eux qui avaient fait ce texte, que ce sont des "provocateurs". De temps à autre, ils m'appelaient pour voir un film à la télévision pendant qu'une femme wahhabite, couverte de la tête aux pieds, s'occupait de moi.

Mes ravisseurs me semblaient très religieux, plongés en prière continuelle. Le vendredi de ma libération, le plus dévot, qui chaque matin se levait à 5 heures pour prier, m'a transmis ses "félicitations" en me serrant la main, ce que ne fait jamais un islamiste. Il y a eu parfois des épisodes drôles. L'un de mes gardiens est arrivé atterré parce qu'il avait vu à la télévision que Francesco Totti, son joueur préféré de la Roma, portait un maillot avec l'inscription "Libérez Giuliana".

«Raconter la guerre sale»

J'ai vécu ces jours comme dans une enclave. Je me sentais faible. Mes certitudes s'étaient effondrées. Je soutenais qu'il fallait raconter cette guerre sale et je me trouvais là otage pour n'avoir pas voulu rester enfermée à l'hôtel. "Nous ne voulons plus voir personne en Irak", disaient mes ravisseurs. Mais moi, je voulais raconter le bain de sang de Fallouja avec les paroles mêmes des réfugiés. Je voyais là la vérification de mes analyses sur comment la guerre avait transformé la société irakienne, et eux me lançaient au visage leur vérité : "Nous ne voulons voir personne, et à quoi peuvent nous servir ces interviews ?" Le pire effet collatéral de la guerre a été de détruire la communication. J'ai tout risqué, défiant le gouvernement italien qui ne voulait pas que les Italiens aillent en Irak et les Américains qui ne veulent pas que notre travail témoigne de ce qu'est devenu le pays malgré ce qu'ils appellent des élections. Et je me demande maintenant : ce refus, est-ce notre échec ?»


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