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L' Abbé Pierre en Trois Vies

By Marion Van Renterghem, Le Monde

January 27, 2004

Janine, la grand-mère sans logis, a été secourue par le fondateur d'Emmaüs, en 1951. Annie, la fille, a eu une vie un peu agitée. Marlène, la petite-fille, avocate, est tirée d'affaire.

C'était parti pour très mal finir. Un mauvais film de la banlieue parisienne, un film du malheur héréditaire qui avait commencé chez Janine et continué à sa façon chez sa fille Annie. C'était parti pour être un tourbillon sans fin et emporter les enfants à leur tour dans la galère des sans-logis. Et voilà que l'histoire est arrivée jusqu'ici, en Bretagne, dans ce très bel appartement du centre de Rennes. Ici, chez Marlène, fille d'Annie et petite-fille de Janine.

Elle revient de loin, Marlène. A la voir trotter énergiquement dans les rues de Rennes, silhouette de danseuse, costume en jean très chic, le visage fin et ravissant, rien n'est là pour rappeler son histoire. Celle de Janine Porte, sa grand-mère, projetée du jour au lendemain dans le clan des miséreux, n'ayant plus pour s'abriter, avec son mari et son petit garçon de 3 ans, que la tente minuscule sous laquelle ils ne tenaient pas debout. Elle était alors enceinte d'Annie, la mère de Marlène.

Un jour de 1951, deux ans après la fondation d'Emmaüs et trois ans avant le fameux "appel" sur RTL, "l'insurrection de la bonté", dont on s'apprête à fêter le cinquantenaire, l'abbé Pierre et ses compagnons ont découvert la famille de Janine sous la tente. Ils ont construit pour elle la première maison de bois de Champs-Fleuris, le terrain qu'avait acquis l'abbé à Neuilly-sur-Marne. Annie y est quasiment née. Quant à Marlène, la petite-fille, elle est devenue avocate. Dans le grand appartement où elle est en train d'aménager, au centre de Rennes, ses trois filles occupent tout l'espace en piaillant avec des copines.

Cela fait belle lurette que Janine a quitté sa maison de bois de Champs-Fleuris. Cette vieille dame bavarde et pétillante de 78 ans, quinze arrière-petits-enfants, habite depuis plus de trente ans le même appartement d'une cité de Rosny-sous-Bois. Un appartement? "Un château." Voilà sa façon à elle de mettre les points sur les "i". Janine adore faire visiter son château: "Je vais vous faire voir comme c'est grand." Quatre pièces, rien que pour elle depuis que ses enfants sont partis et que son deuxième mari est mort. Elle y fait des promenades, passe d'une pièce à l'autre, n'en revient toujours pas. C'est la plus ancienne locataire de la cité, rien ne pourrait l'en déloger. Elle se rappelle quand elle écopait l'eau du toit de la tente. Soudain silencieuse.

Janine était tombée amoureuse d'un accordéoniste, au bal musette. Roger Porte, alias Gégé Moreno, son nom d'artiste. Un beau garçon, "beaucoup de filles lui couraient après". Mais Roger a choisi Janine. Ils se sont mariés très jeunes et ont gagné la banlieue parisienne pour s'installer chez les parents de Gégé, au Perreux (Val-de-Marne). Roger travaillait à l'usine de métallurgie à Nogent-sur-Marne. Le week-end, il faisait les bals. Un fils est né, Joël. Deux ans plus tard, Janine est tombée enceinte d'Annie. Et puis les parents de Roger les ont mis dehors. C'était en 1951.

Ils ont planté une tente dans un champ. "Il fallait ramper à quatre pattes pour aller là-dessous." Et là, Janine s'arrête. Elle ne tient pas trop à raconter ça, explique-t-elle, et sa voix s'étrangle. "J'ai essayé d'oublier. Mais ça revient toujours. Il y a eu bien pire que moi mais c'est une vie, voyez-vous, je ne la souhaite à personne. La dernière fois que j'ai remué le passé, ça coulait, ça coulait..."

Elle a mal, Janine. Elle a honte. Comment dire? La voilà qui se rapproche pour chuchoter, redoutant que les murs ne l'entendent, lâchant brusquement: "On était comme des clochards ! " Elle se redresse, s'arrête encore. "Je me répétais ça: "On est des clochards !", et j'avais honte. Je voulais mourir. Heureusement que mes parents étaient morts, qu'ils n'ont pas vu ça." S'empressant d'ajouter : "C'était toujours propre sous la tente. Impeccable, ça oui !" Janine astiquait vigoureusement les quelques mètres carrés, rangeait tout comme il fallait. Attendant chaque jour que le jour finisse. Au bout de six mois, elle a vu arriver un homme en soutane.

L'abbé s'est penché sous la tente. "Il nous a demandé : "Depuis combien de temps êtes-vous là ?" J'ai dit : "Six mois, monsieur l'abbé". Alors lui, il a dit : "On ne va pas vous laisser là. On va vous emmener". On voulait bien, vous pensez ! Tous les copains d'Emmaüs s'y sont mis avec l'abbé pour nous construire la maison en bois. Deux grandes pièces. L'abbé Pierre jouait avec Joël, il allait chercher du lait pour les enfants, du charbon, tout ça. Comme Annie venait de naître, c'est lui qui l'emmenait à l'hôpital quand elle n'était pas bien. Oh ça, l'abbé Pierre, il est tout pour nous !" La famille Porte a passé trois ans dans la maison de bois.

Et puis Roger s'est envolé, laissant trois enfants de 9 mois à 5 ans, et Janine, enceinte d'un quatrième. "Trop de filles le regardaient. Un accordéoniste, vous pensez !" Elle l'a revu récemment, à 70 ans passés. "Alors, on se remarie, ma poule ?", il lui a demandé. "Ça va pas la tête ! ", lui a répondu Janine.

Après son départ, elle avait vécu dans une mansarde et placé ses trois filles en nourrice. Loin, dans l'Allier. Les parents adoptifs l'avaient remplacée. Cela aussi, elle a du mal à en parler. Pour tâcher de les récupérer, elle s'épuisait à fabriquer des soupapes à l'usine de Nogent-sur-Marne.

Résultat... elle montre un moignon à la place de son index droit. "Je faisais les trois-huit à l'époque. Une nuit, j'ai mis la soupape dans la machine, les deux mâchoires se sont refermées. Mon doigt est parti avec la soupape. J'ai attendu jusqu'au matin et on a fini de me l'enlever." Janine n'en fait pas une histoire. "Ça arrivait souvent, les accidents."

La suite, c'est plutôt de la belle vie. Le remariage avec Maurice Martel, "un homme gentil, tout". Trois autres enfants. Et surtout, puisque Maurice était passé cadre à l'usine, un toit : le "château" de Rosny-sous-Bois. Ni la mort d'un enfant en bas âge, ni celle de Maurice, en 1986, ne pouvaient plus avoir raison de Janine. Elle vit de la petite retraite de Maurice. Fait ses mots croisés et bavarde avec ses voisines. Voir une de ses petites-filles avocate, "Oui, ça fait plaisir", dit-elle sans en rajouter. On lui demande ce que lui a appris la misère. Elle hésite un long moment. "Pas grand-chose. Ça m'a appris la souffrance, c'est tout. Ça m'a donné de l'arthrose partout, des séquelles de l'humidité. Ça m'a aidée à être heureuse maintenant, même si je suis seule."

Sa fille Annie sait qu'il ne faut pas trop parler de cette époque à sa mère. "C'est sa fierté, elle ne veut pas." Annie, elle, est une rigolote. Une brune piquante au regard coquin, absolument intarissable. Cinquante-trois ans, le cœur sur la main, à vous donner tout ce qu'elle a en vous embrassant sur les deux joues. Toujours à trouver de quoi rire. "Si je ne blague pas, admet-elle, c'est vraiment que ça ne va plus." Ce n'est pas la chimiothérapie qu'elle vient de commencer qui va lui atteindre le moral. Son médecin, raconte sa fille, n'a jamais vu un tempérament pareil.
Il faut bien chercher pour apercevoir une pensée sombre chez Annie. Elle passe en vitesse, l'air de rien, le temps d'un soupir. Comme cette phrase : "Rigoler, c'est ma seule défense pour survivre."

Elle va toujours danser à la guinguette de son village. "L'accordéon de mon père, je l'ai dans la tête." Elle adore danser chez elle, dans les deux pièces minuscules et surencombrées qu'elle appelle "la maison de Mary Poppins". Elle y a accumulé des milliards d'objets, de fleurs, de photos, à côté des urnes funéraires de son père, de son singe et de son chien. Et elle danse au milieu, le tango, le paso doble, la valse. Annie est une spécialiste de la valse viennoise.

La maison de Mary Poppins se trouve dans la banlieue de Rennes..., rue du Champ-Fleuri. En voyant ce nom-là sur l'annonce, Annie n'avait même pas voulu visiter : le destin l'appelait encore là, aux Champs-Fleuris, le nom du lieu-dit où elle fit ses premiers pas, où la famille Porte fut sauvée de la misère. Elle eut un vrai père qu'elle connut à peine, un père adoptif qu'elle adora, le deuxième mari de Janine qu'elle aima aussi. Mais celui qu'elle appelle "père", c'est l'abbé Pierre. Aux moments les plus durs de sa vie, il est toujours revenu. Par une lettre, une visite, un coup de téléphone. Le même homme qui la tenait dans ses bras, enfant, à la "une" d'un Paris Match de 1954.

Annie Porte avait un nom d'artiste : Phamy Moreno, en hommage à son père accordéoniste, Gégé Moreno. Elle avait sous ce nom un cabinet de voyance. Après une vie assez agitée où, pour faire bref, elle fut envoyée en nourrice (Janine vivait alors dans sa mansarde et travaillait à l'usine), devint fille mère à 18 ans, fut placée dans un foyer, habita et travailla un peu partout, fit les 400 coups, se maria avec un militaire d'origine vietnamienne, vécut quelque temps à la Réunion, revint faire un élevage de chiens réunionnais, gagna "des tas de concours de toutous", frôla la misère sans y tomber, tenta de se suicider. Un vrai roman, la vie d'Annie. Elle raconte tout, "digresse", pique un fou rire, repart en flash-back, n'oublie pas une virgule. Sa fille Marlène soupire. "Synthétise, maman, on n'aura jamais fini, sinon."

Annie abrège. La voyance, elle a dû arrêter parce qu'elle ne savait pas faire les choses à moitié. Un reste confus d'Emmaüs, sans doute. "Ce n'était plus un cabinet, c'était l'Armée du salut. Je finissais par héberger chez moi tous ceux qui venaient me consulter parce qu'ils avaient la vie compliquée, une dame avec son enfant, un jeune homme qui avait le sida, une alcoolique, toute la misère que je rencontrais. Il valait mieux que j'arrête." Marlène soupire encore, l'air amusé, le phrasé appliqué. "Sa vie était plutôt chaotique mais elle s'est débrouillée pour qu'on ne manque de rien." A sa mère, gentiment : "Ce n'était pas de tout repos de vivre avec toi."

Une vie "peu linéaire", dit encore Marlène, qui n'est pas loin de se sentir rescapée. Père biologique inconnu, mère instable, fille mère, divorcée..., les statistiques la donnaient perdante. Elle a commencé par leur donner raison, frôlant l'échec scolaire, passant "pas loin du gouffre". Son père adoptif, Antoine Pham, le militaire vietnamien, est "avec l'abbé Pierre, l'homme exceptionnel qui -les- a tirées d'affaire". Annie, elle, lui avait appris une chose : essayer, toujours essayer, sans complexes. "Ma mère a mené sa vie comme elle a pu. Elle en a tiré des faiblesses, des manques, des vulnérabilités. Mais, contrairement à ma grand-mère, elle n'avait pas honte. L'abbé Pierre a imprimé ça dans la famille : rien n'est figé, tout est possible, la misère n'est pas une fatalité."

Janine avait refusé le désespoir, Annie a transmis l'envie de se battre. La troisième génération, Marlène Pham, a tenté sa chance sans se poser de questions. Elle eut son bac, fit son droit, passa ses examens. "Je ne me disais pas : "Mais Marlène, vois d'où tu viens, ce n'est pas pour toi". Je n'avais aucun complexe. Et ça a marché."

Janine est fière, ses dix petits-enfants, dit-elle, ont "tous réussi". Marlène, la première, a 34 ans, et travaille à son compte dans un cabinet d'avocats. Ses trois filles ont été baptisées par l'abbé Pierre. En tant qu'avocate, elle intervient auprès des mineurs délinquants. Pour Emmaüs, elle a déjà aidé à rassembler des carrés de laine pour faire des couvertures et compte bien s'investir de nouveau dans une action bénévole. "C'est la moindre des choses."

Les compagnons des débuts de Champs-Fleuris ne sont plus de ce monde, mais, à Emmaüs, on n'est pas près d'oublier la famille Porte. Une légende. Le commencement de leur histoire. La victoire personnelle de l'abbé Pierre, aussi, comme il l'a parfois rappelé à la télévision : "Trois générations pour s'en sortir..."


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