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Que Faire Pour les Handicapés?

Par Jacqueline Remy, L'Express 

Le 11 Avril 2005



Julia Kristeva, la loi sur le handicap, qui vient d'être adoptée, ne constitue pas vraiment, pour reprendre votre expression, la «révolution culturelle» que vous appeliez de vos voux.

Julia Kristeva: Cette «loi pour l'égalité des chances des personnes handicapées» marque une nouvelle étape dans la prise en charge du handicap en France et, compte tenu du retard pris par tous les gouvernements, de droite comme de gauche, elle suscite beaucoup d'espoirs en même temps que beaucoup d'inquiétudes. Tout dépend des décrets qui sont en cours d'élaboration et sur lesquels pèsent des incertitudes. Les états généraux que nous mettons en place permettront d'accélérer la publication des décrets et leur meilleure adaptation aux besoins des personnes handicapées. Notre objectif est d'amener la France au niveau de l'Europe. L'exemple des autres pays européens nous permettra de mener à bien ce changement des mentalités dans l'Hexagone, qui sera, en effet, une véritable révolution culturelle. Contre l'ignorance, l'exclusion que subissent les personnes handicapées, pourrons-nous développer une volonté collective, des réflexes de solidarité? Les Français ne doivent pas avoir peur. Le handicap nous confronte au tragique de l'expérience humaine. Le handicap est une question philosophique, métaphysique, qui nécessite un humanisme nouveau, au-delà de la politique: c'est le sens de mon action. 

Ségolène Royal
: Cette loi, au mieux, est passée inaperçue. Au pis, elle a suscité l'hostilité des associations, parce qu'elle a déçu dans un contexte de répartition de la pénurie. Elle n'a pas amélioré les revenus des handicapés.

J. K.: Si, il y a eu amélioration.

S. R.: Ce n'est pas ce que disent les associations. 

J. K.: Au Conseil national, nous souhaitions élever l'allocation adulte handicapé (AAH) au niveau du Smic. Certes, nous n'avons pas eu gain de cause, mais l'AAH a été augmentée. Il y a d'autres avantages dans cette loi: la reconnaissance du droit de compensation, la création de ces maisons départementales dans lesquelles un projet individuel est élaboré, l'intégration scolaire affichée comme une nécessité, l'amélioration de l'accessibilité. 

S. R.: Sur un sujet comme celui-ci, c'est pire que tout d'afficher des intentions quand chacun peut observer, concrètement, que c'est le contraire qui se passe. Aujourd'hui, on constate qu'avec la disparition des aides-éducateurs des centaines d'enfants handicapés sont refoulés du système scolaire. L'écart qui se creuse entre les discours et le terrain finit par nourrir une forme de révolte sociale. Aucun décret d'application n'a été pris depuis le vote du texte, alors que ce chantier présidentiel attend depuis deux ans. 

J. K.: Il faut du temps.

S. R.: On peut très bien préparer une loi assortie des décrets d'application qui vont avec. D'ailleurs, faut-il une loi alors que, sur le terrain, la situation régresse? Sur cette question, on a le sentiment qu'au fond tout le monde est d'accord sur ce qu'il faut faire et que c'est juste un problème de budget: personne n'a envie de débourser.

S. R.: En effet, au lieu de produire une loi d'intégration scolaire et de voir, sur le terrain, les parents refoulés avec leur enfant - notamment les petits trisomiques, qui ne sont même plus accueillis à l'école maternelle, alors que je lui en avais donné la mission - il vaudrait mieux parler moins et rajouter des emplois. La révolution culturelle, dans le domaine du handicap, se fait par une action opérationnelle, tout de suite. Le président de la République a une vraie sensibilité sur ces questions et affiche une vraie volonté politique, mais, au bout du compte, face au handicap, on ne voit pas de progrès. Un enfant handicapé dans une classe, c'est une chance pour tous les autres. 

La loi a tout de même son utilité. Le nouveau texte, par exemple, sanctionne plus sévèrement les employeurs qui, alors que la loi les y contraint, s'abstiennent de recruter des handicapés.

J. K.: Ce qui m'étonne, c'est qu'on considère qu'une loi n'est pas nécessaire: on a besoin d'une loi pour transcrire, par exemple, des intentions européennes exprimées dans une charte d'éthique morale, pour que les droits de l'homme deviennent des obligations. Dans une démocratie, on a besoin de garde-fous pour protéger les exclus et pour prévenir les abus, permettre des contrôles, appliquer des sanctions. Quand vous étiez ministre, Ségolène Royal, vous-même aviez le projet de changer la loi. 

S. R.: L'accueil dans le système scolaire, c'est passer des droits formels aux droits réels. Voilà pourquoi j'ai créé Handiscole, qui a permis de multiplier par dix le nombre d'enfants handicapés scolarisés. 

J. K.: Quand on demande aux grandes entreprises de réserver une partie de leurs bénéfices à l'embauche de personnes handicapées, on en appelle à la solidarité plutôt qu'au budget de l'Etat. Et la loi joue un rôle régulateur en fixant à 6% le quota obligatoire de personnes handicapés. Les entreprises privées ne souhaitent pas avoir 6% de personnes handicapées. 

S. R.: Encore faut-il que l'Etat donne l'exemple. Et, s'il ne le fait pas, tout en proclamant des intentions généreuses, les gens perdent confiance dans la parole politique. 

J. K.: Cela dépasse le clivage politicien. Lorsque les gouvernements de gauche ont voulu que les handicapés soient intégrés dans la fonction publique, cela ne s'est pas fait. 

S. R.: Si, c'est moi qui étais ministre: on est passé de 2% à près de 5% de handicapés dans la fonction publique. 


«Les handicapés nous donnent la chance de réfléchir à notre vulnérabilité»
Julia Kristeva



J. K.: Combien d'annonces alléchantes n'ont pas été suivies d'effet, faute de volonté locale et de manque de moyens! Et que dire de ces responsables politiques qui ont cru que l'intégration en milieu ordinaire allait supprimer le handicap! Encore une fois, la question n'est ni de droite ni de gauche. Après quatorze années de pouvoir socialiste, il existait encore, selon le rapport Paul Blanc de 2002, 38 000 enfants qui n'avaient pas été scolarisés et qui auraient pu l'être. Nous avons encore, selon les sources, de 12 000 à 50 000 enfants et adultes polyhandicapés qui n'ont pas trouvé de lieu de séjour et se sont retrouvés à la charge des familles. Un tribunal d'honneur a d'ailleurs condamné, en 2002, l'Etat français pour «maltraitance et défaillance». Et tous les gouvernements qui se sont succédé ont contribué à la crise actuelle de la psychiatrie - de la prise en charge du handicap mental - avec la fermeture de 55 000 lits hospitaliers psychiatriques sans compensation réelle par des places accessibles dans la cité. 

S. R.: On ne fait jamais assez pour les 5 à 6 millions d'handicapés. Et n'oublions pas le quatrième âge dépendant, dont l'augmentation dans le futur posera des problèmes majeurs. Mais aujourd'hui, alors que d'année en année on progressait, il y a une régression. 

J. K.: Justement, il a fallu la loi pour que le problème des personnes âgées dépendantes soit enfin pris en compte! Cela dit, face au désespoir des personnes en situation de handicap et de leur famille, il m'arrive d'être découragée. Le handicap ne serait-il pas la «cause perdue» par définition? Si je continue malgré tout, c'est que j'ai acquis la certitude que c'était un domaine trop sérieux pour être abandonné aux politiques et aux «spécialistes».

Prenons l'exemple de l'accessibilité. Tous les transports et les établissement recevant le public doivent être accessibles d'ici à dix ans: la loi est-elle satisfaisante?

J. K.: Il aurait fallu des sanctions avec un délai beaucoup plus rapproché. Dix ans, c'est trop loin. Certains sénateurs ont même voulu carrément évacuer cette contrainte de temps.


«Le problème fondamental face au handicap, c'est la solitude des familles»
Ségolène Royal



S. R.: Traditionnellement, en France, nous avons eu des urbanistes et des architectes qui n'ont pas été formés à ces problèmes d'accessibilité. En fait, si l'on veut que cela bouge, il faut placer des personnes à mobilité réduite dans les commissions d'attribution des permis de construire. Je l'ai fait de façon expérimentale, mais ça ne suffit pas. Tant qu'on n'aura pas, au cour du processus de décision, des personnes à mobilité réduite qui voudront convaincre plutôt que sanctionner, cela n'avancera pas. Car l'effet pervers de la contrainte, bien qu'elle soit nécessaire, c'est qu'on se dit: attendons d'être sanctionné. Alors que le vrai blocage, ce sont les mentalités. Il faut que les gens se demandent comment cette société peut devenir accessible à tous. Car nous sommes tous des handicapés potentiels. A tout moment, on peut voir se réduire sa mobilité. En France, nous sommes dans la même situation qu'il y a une ou deux décennies à l'égard des femmes. Aujourd'hui, quand il n'y a pas de femme dans une réunion, on se dit qu'il doit y avoir un problème, alors qu'il y a dix ans cela ne choquait pas. Dans les pays nordiques, c'est la même chose pour les handicapés. S'ils sont absents d'une réunion, on se demande ce qui se passe: où sont-ils? Dans la société française, on ne voit pas les handicapés. On ne les voit ni dans les administrations, ni dans les entreprises, ni chez les élus.

C'est ce verrou-là qu'il faut faire sauter.

N'est-il pas stigmatisant de parler des handicapés en général? Qu'y a-t-il de commun entre un grand polyhandicapé, un trisomique, un débile léger, un aveugle et un vieillard qui ne peut plus marcher? Cette question est peut-être choquante, mais a-t-on raison d'aborder le handicap comme s'il s'agissait d'un tout homogène?

S. R.: La question, c'est qu'est-ce qui est dans la norme et qu'est-ce qui ne l'est pas? Il n'y a aucune raison que les personnes à mobilité réduite, qui ont toutes leurs capacités intellectuelles, ne soient pas intégrées dans notre société. Quant aux handicapés mentaux, il fut un temps où ils étaient mieux intégrés dans la communauté villageoise. D'abord, il y en avait pratiquement un par famille. Mais, peu à peu, ils ont été ostracisés, ghettoïsés. Il faudrait des campagnes de sensibilisation pour aider la population à accepter le handicap.

J. K.: Les personnes handicapées nous donnent la chance de réfléchir à notre vulnérabilité, une dimension niée par notre société de la technique, de la performance, de la jouissance et du spectacle. Cette négation humaine, trop humaine, de la vulnérabilité est le fruit d'une évolution qui a commencé à la Renaissance et s'est aggravée avec la sécularisation, lorsque l'homme s'est pris pour Dieu, qu'il a cru pouvoir créer de la puissance et qu'il a refoulé le mal-être, soit dans les ouvres charitables, soit dans l'ombre des familles. Le handicap est une épreuve pour celui qui le subit mais aussi pour l'autre, car il le confronte à quelque chose d'intolérable: la peur du déficit, la peur de la mort. L'angoisse est si grande qu'on se croit aux frontières de l'humain, comme si le handicapé faisait exploser les limites de l'espèce humaine. En Europe du Nord, au Canada, les démocraties modernes abordent cette peur. Le handicap relève du tragique humain.

Encore faudrait-il que les électeurs acceptent d'entendre.

J. K.: Il faut faire attention à ce qu'on dit. Clamer que nous sommes tous des handicapés, c'est une façon obscène de nier autrui. Evitons aussi de dire «Ça peut vous arriver», comme s'il fallait se sentir menacés pour être solidaires.

Comment analysez-vous notre retard sur les autres pays, Ségolène Royal?

S. R.: Les sociétés patriarcales, qui exaltent la virilité, la force et la puissance, sont beaucoup moins attentives au handicap. Si les valeurs féminines reprennent un peu leur droit dans la société, je pense que les choses vont changer, car les femmes sont plus sensibles à la faiblesse.

J. K.: Très souvent, les femmes sont en première ligne, à l'annonce d'un handicap frappant leur enfant. Les hommes ont tendance à se plonger dans leur travail pour oublier. Pour les mères, le lien humain est un lien de soin. Et il faut que la politique aussi devienne un lien de soin, si nous ne voulons pas céder à la barbarie et à la bureaucratie. Il faut prêter une plus grande attention aux familles, prendre en compte leur détresse, les aider psychologiquement et matériellement. Il faut aussi soutenir les femmes handicapées, qui ont plus de mal que les hommes handicapés à se faire embaucher et qu'on retrouve moins qu'eux sur les bancs de l'université.

Le principe des maisons du handicap va être généralisé: il y en aura une par département. Est-ce un vrai progrès ou juste une ligne téléphonique?

S. R.: J'en avais créé une dizaine à titre expérimental. C'est un vrai progrès. Car le problème fondamental face au handicap, c'est la solitude des familles. Beaucoup de couples éclatent et divorcent. Souvent, les mères se retrouvent seules. Pouvoir être orienté sans aller frapper à de multiples portes, c'est essentiel. 

J. K
.: Nous sommes favorables à ces maisons, à condition de ne pas les couper de la vie de la cité. Nous avons aussi proposé qu'on désigne un médiateur de la République pour s'occuper des handicapés. 

S. R. Je veux penser que les nouvelles générations auront un regard différent sur le handicap. L'acceptation des diversités est en progrès.

J. K.: Il existe aussi une tendance à l'eugénisme. Tout ce qui n'entre pas dans la norme est rejeté. Mais les parents doivent décider en toute liberté de conscience s'ils veulent ou non garder leur bébé. Or certains reprochent aux parents de garder un enfant qui coûte cher à la collectivité. Ce n'est pas admissible.

Le principe du jour férié travaillé au profit des personnes dépendantes, est-ce une bonne idée?

S. R.: Est-ce que ce n'est pas incompatible avec le droit à compensation? La solidarité, c'est l'impôt juste qui permet d'aider les plus fragiles. 

J. K
.: Même si ce n'est pas facile à gérer, cela a un sens symbolique. Chacun, selon ses revenus, est appelé à collaborer à cette reconnaissance collective de la vulnérabilité. Valides d'un côté, invalides de l'autre: il faut en finir avec ce face-à-face impitoyable.


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