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Classes moyennes, le grand retournement 

Par Louis Chauvel, Le Monde

France

3 mai 2006

Les radiographies récentes des fractures de la société française ne laissent pas augurer leur réduction prochaine. L'épisode printanier du contrat première embauche (CPE) aura eu le mérite de révéler clairement le mal : aujourd'hui, la question sociale ne se situe plus simplement à la périphérie, dans la marginalisation d'une sous-classe désaffiliée, ni uniquement dans les banlieues de relégation, ni non plus à l'opposé, dans la sécession des élites, mais au coeur même de la société française, en son noyau central. 

Il s'agit bien aujourd'hui de jeunes diplômés de l'université issus des catégories intermédiaires qui voient se dérober sous leurs pas les dernières marches à l'entrée dans les classes moyennes. Ils vivent ce retournement comme un risque de déchéance dans une classe d'incertitude sans avenir ni retour, et leurs parents assistent avec eux à l'extinction d'un projet social hier triomphant.
Il a fallu plus de dix ans pour mettre clairement en évidence cette nouvelle dynamique, installée dans les réalités objectives depuis bien plus longtemps, mais que notre capacité de déni nous empêchait de voir clairement.
Ce retournement dynamique apparaît dans un contexte où, pendant des décennies, les classes moyennes ont fait figure de maillon le plus solide de la société française. Elles étaient considérées comme une classe de confort, protégée et choyée, stable, située fort loin au-dessus de l'écume des difficultés des classes populaires.

En novembre 1994, dans un entretien au Monde, Jacques Delors, encore candidat à la candidature (à l'élection présidentielle de 1995), s'alarmait d'une France où "deux tiers vivraient plus ou moins bien, mais sans s'occuper de ceux qu'ils laisseraient au bord de la route : le troisième tiers, au sein duquel se trouveraient les exclus, les marginaux, les sans-espoir".
L'hypothèse dominante d'une "moyennisation", chère au sociologue Henri Mendras (1927-2003), était que seule une minorité d'exclus d'une part et une fraction dirigeante de l'autre échappaient à une société fondée sur deux tiers de bénéficiaires avec, en son centre, une classe moyenne dominatrice et contente d'elle-même, maîtrisant son destin social et partageant une culture de sécurité et de confiance dans l'avenir.

Ce portrait social d'une classe moyenne heureuse correspond-il aujourd'hui à 70 % de la population, ou plutôt à 10 % ? Tout semble indiquer que ce noyau central, idéalement situé aux environs de 2 000 euros de salaire mensuel, doit faire face à un vrai malaise et connaît, comme par capillarité, la remontée de difficultés qui, jusqu'à présent, ne concernaient que les sans-diplôme, les non-qualifiés, les classes populaires. A la manière d'un sucre dressé au fond d'une tasse, la partie supérieure semble toujours indemne, mais l'érosion continue de la partie immergée la promet à une déliquescence prochaine.
Est-ce inéluctable ? Ce diagnostic d'involution est-il fondé, ou n'est-il qu'une angoisse sans cause réelle ? Des données diversifiées montreraient en France la stabilité remarquable des inégalités depuis vingt-cinq ans, et la relative homogénéité des classes moyennes, contrairement à ce qui se passe dans la majorité des autres pays développés, où les dynamiques sont claires et univoques.

Ainsi, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, mais aussi la Suède et d'autres encore ont fait face à un renforcement indéniable de leurs inégalités économiques, qui s'accompagne d'un phénomène de rétrécissement de leur classe moyenne (shrinking middle class). Bien au contraire, en France, globalement, rien ne bougerait.

Sous cette surface lisse et plane, il en est pourtant des inégalités comme de la pauvreté : si, en vingt ans, les pauvres sont restés aussi nombreux, ce ne sont plus les mêmes. Naguère, il s'agissait de vieux qui devaient bientôt disparaître. Aujourd'hui, les pauvres sont avant tout des jeunes, pleins d'avenir dans la pauvreté.

La dynamique des inégalités en France est assez semblable : si les générations nées avant 1920, trop tôt pour bénéficier vraiment de l'Etat-providence et d'une société plus égalitaire, ont été polarisées à l'extrême entre un prolétariat exploité et une bourgeoisie d'héritiers, celles qui sont nées entre 1925 et 1950 ont connu l'expansion massive du salariat intermédiaire, des perspectives de mobilité ascendante historiquement exceptionnelles, tant du point de vue social qu'économique, les échelons les plus modestes ayant bénéficié des augmentations salariales les plus substantielles, comme l'a montré Thomas Piketty (Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Grasset, 2001).

L'émergence de la société salariale, le plein-emploi, la fin des paysans et des rentiers, l'allongement de la vie, la généralisation d'assurances sociales plus généreuses et, bien évidemment, l'impôt progressif ont ensemble contribué à l'élévation du plancher social et à l'abaissement du plafond, entre lesquels une grande classe moyenne, comprimée entre ces extrêmes, a gagné en homogénéité.

En revanche, les générations nées ultérieurement sont confrontées à un retournement historique. Elles ne se contentent pas de faire face à des salaires qui ont cessé de progresser depuis maintenant une génération entière (alors que leurs aînées continuaient de progresser) : elles connaissent en outre un degré d'inégalité supérieur à celui de leurs aînés au même âge. Ainsi, la partie inférieure des nouvelles générations décroche et la partie supérieure tend à stabiliser sa situation, mais la tranche intermédiaire est écartelée entre ces deux pôles.

Simultanément, le déclin de la société salariale se mesure aux coûts de la vie spécifiques selon l'âge : dans Paris intra-muros, un salaire annuel net gagné entre 30 et 35 ans permettait d'acheter 9 m2 en 1986, et seulement 4 aujourd'hui. A la location, le temps de travail qui permettait de jouir de 1 mètre carré n'offre maintenant qu'une bande de 50 centimètres sur 1 mètre. Au contraire de ceux qui se sont endettés à temps pour bénéficier de l'inflation, les jeunes aux revenus stagnants mettront au mieux deux fois plus de temps à acquérir le même bien.

En réalité, le signe le plus inquiétant est ailleurs, mais il exige une caractérisation plus fine des classes moyennes : il ne suffit pas de les définir comme trop pauvres pour être riches ni comme trop riches pour être pauvres. En forgeant la notion de "nouvelle classe moyenne", Gustav Schmoller, l'économiste du régime bismarckien, fut, en 1897, le premier à comprendre la bidimensionnalité de cette catégorie.

Celle-ci n'est pas simplement divisée hiérarchiquement entre fractions supérieures et inférieures (ou intermédiaires, par euphémisme), elle l'est aussi, de façon complémentaire, entre d'"anciennes classes moyennes", issues de l'économie traditionnelle (la boutique et le savoir-faire artisanal, l'accumulation patrimoniale, la soumission immédiate au marché), et les nouvelles, fondées alors sur le développement d'un Etat fort, de la grande industrie, où le diplôme, les qualifications, les carrières, sont encadrés par des règles bureaucratiques strictes.

Ces axes complémentaires induisent une quadripartition des classes moyennes, marquées certes par une continuité, mais dont les frontières demeurent peu poreuses. Avec cette grille de lecture, Schmoller remettait en question l'oracle marxiste de la paupérisation absolue des classes moyennes : loin de disparaître, les nouvelles classes moyennes ont connu une expansion inédite entre 1860 et 1900.

Avec les grandes bureaucraties et l'augmentation de l'expertise industrielle et étatique se sont développées de larges couches moyennes de divers calibres. Pour l'Etat-providence, ces groupes sociaux sont d'une importance centrale car ils lui fournissent sa main-d'oeuvre en même temps que, le plus souvent, les meilleurs soutiens du régime.

On sait aussi comment 1914 a sonné le glas de cette même classe, dans un désastre suicidaire de trente ans. Ce fut au tour de la France des années 1960, très tardivement, de connaître vraiment cette expansion des "nouvelles classes moyennes salariées" (selon l'expression d'Alain Touraine en 1968). Ce mouvement a marqué les couches sociales correspondant aux catégories B de la fonction publique, aux instituteurs, aux infirmières et aux travailleurs sociaux, aux techniciens, bénéficiant de salaires situés aujourd'hui un peu au-dessus de 1 500 euros mensuels, typiquement employés dans le public, les grandes entreprises ou les collectivités locales.

Que se passe-t-il en France depuis vingt ans ? Entre les nouveaux postes disponibles et les jeunes candidats potentiels susceptibles d'y prétendre - au vu de leur diplôme, de leur origine sociale et de leur genre -, un rift béant s'est formé.

Pour les générations qui ont aujourd'hui autour de 55 ans, à tous les niveaux des classes moyennes du public ou du privé, l'ouverture rapide de nouveaux postes a permis d'absorber le surcroît de candidats potentiels, d'où une concurrence modérée et une meilleure valorisation des diplômes.
Pour les générations âgées de 30 à 34 ans, tandis que le niveau de diplôme croît et que les origines sociales s'élèvent, et donc que les candidats potentiels à l'entrée dans les classes moyennes abondent, la moitié des postes au sein des catégories intermédiaires de statut public ont simplement disparu, et leurs équivalents du privé ont connu une croissance trop lente pour absorber l'expansion des candidatures. Ce décalage n'est nulle part aussi profond que pour ces catégories intermédiaires : il s'agit d'un déficit d'emplois de 6 points, soit plus de la moitié du taux de chômage à cet âge.

Evidemment, la fonction publique n'est pas indéfiniment extensible, dans un contexte de maîtrise des dépenses publiques, mais, pour les jeunes, le privé n'a pas pris le relais.

Il existe ainsi un profond paradoxe selon les âges : les quinquagénaires ont connu une expansion continue, depuis vingt ans, prolongeant une carrière qu'ils avaient commencée parfois plus de trente ans auparavant, lorsque le baccalauréat ouvrait des portes qui se sont fermées depuis aux titulaires d'une licence. Ils n'ont guère subi la concurrence des plus jeunes qu'eux, pourtant surabondants et surdiplômés, à qui l'on avait promis de meilleurs emplois au bout d'années supplémentaires dans l'enseignement supérieur. Pour respecter cet engagement, le nombre des postes correspondants aurait dû croître, ou bien aurait-il fallu que des jeunes diplômés puissent se comparer à ceux de naguère.

Dans une société française en stagnation, taillant dans les dépenses d'investissement, dans un contexte d'organisation du travail où les frontières entre classes d'âge restent imperméables à la concurrence, une génération de jeunes diplômés a perdu la perspective de trouver en France sa place, au moins avant les départs à la retraite de la décennie à venir. Ce compromis présente l'intérêt d'une protection relative des seniors - qui, en France, sont plutôt riches et égaux, si l'on en croit les comparaisons internationales -, mais l'inconvénient d'une dynamique plutôt pessimiste. Une division par deux, en vingt ans, de la taille de la catégorie moyenne dans le secteur public n'est pas très loin du rythme d'involution de l'agriculture dans les années 1960.

Le phénomène étant clairement générationnel, il prend l'allure d'une crise de civilisation. Dans le secteur public en particulier, le mieux-être avéré des seniors s'accompagne de la multiplication des échecs durables chez les jeunes. L'expérience familiale du déclassement et les cas de collègues et de voisins confrontés aux mêmes maux diffusent l'idée que les progrès passés ne seront pas transmis à la génération à venir. La sidérurgie des années 1980 a connu un tel retournement, mais il était moins attendu dans les services publics.
Sans nier l'importance des difficultés des classes populaires et de ceux qui font face à la marginalisation sociale, c'est au tour des catégories centrales de la société d'expérimenter une forme de précarité civilisationnelle. Les "nouvelles classes moyennes salariées" vieillissantes ont le sentiment de laisser la proie pour l'ombre.

Ce phénomène est une des explications des soubresauts politiques depuis près de cinq ans : les comportements politiques d'une classe moyenne sans perspectives sont par nature instables, comme l'avait montré Theodor Geiger en 1932 dans le cas de l'Allemagne. Si le référendum européen du 29 mai 2005 a mis en évidence cette nouvelle angoisse des classes intermédiaires, et plus particulièrement celles du secteur public, qui ont maintenant rejoint dans le non les classes populaires, l'épisode du CPE a fait entendre l'appel au secours de la nouvelle génération. Mais rien ne dit qu'elles seront vraiment écoutées.


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