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Le temps des centenaires

 

Raphaëlle Rérolle, Le Monde

 

12 décembre 2008

 

Monde

 

Contrairement à ce que pourraient suggérer les récentes célébrations organisées à Paris pour ses 100 ans, Claude Lévi-Strauss n'est pas un oiseau rare. Pas plus que le grand cinéaste portugais Manoel de Oliveira, 100 ans lui aussi, ou Sœur Emmanuelle, morte juste avant d'atteindre le siècle. Autrement dit : si ces personnes sont remarquables, c'est évidemment par leur œuvre et pas tant par leur longévité. Car les recensements montrent que les centenaires sont de plus en plus nombreux – assez pour produire leurs stars et attirer l'attention des scientifiques. Qui sont ces humains qui défient les lois du temps ? Un siècle entier dans la tête et le poids du monde sur chaque jambe, deux guerres, des mains qui tremblent, des refrains que plus personne ne connaît, une poignée de bonheurs et plein de souvenirs – autant qu'il en faut pour tenir des journées dans un fauteuil. Si petits, si fragiles qu'ils semblent déjà presque effacés du monde des vivants. Pourtant, les centenaires fascinent : ils campent aux avant-postes. Menacés, vulnérables, ils n'en sont pas moins la pointe avancée de l'humanité.

Sur eux se concentrent toutes les interrogations et les inquiétudes liées aux limites de la longévité, mais aussi au vieillissement de la population. Moins exceptionnels qu'autrefois et néanmoins pas tout à fait comme les autres, tant le cap du siècle continue de susciter étonnement, admiration ou effroi. Prenant la mesure de leur augmentation vertigineuse, démographes, médecins, sociologues, se penchent de plus en plus sur cette population traversée par des constantes (la surreprésentation des femmes) et d'étonnantes variantes (dans les modes de vie et de prise en charge différant selon les cultures).


Une règle, cependant : partout, leur statut a changé avec l'explosion de leur nombre. En quelques décennies, les centenaires sont passés d'une cohorte minuscule à une très grande famille. En France, on n'en recensait qu'une centaine en 1900, et plus de 20 000 en 2008, selon l'Insee, soit l'un des chiffres les plus élevés du monde. Amorcée vers la fin des années 1960, cette progression concerne probablement toutes les régions du monde, même si les statistiques fiables manquent pour de nombreux pays. Plus encore que les données actuelles, ce sont les projections qui stupéfient : la France devrait compter 60 000 centenaires en 2050 selon l'INED, voire 150 000 à 160 000 pour des estimations prenant en compte les évolutions récentes. Quant au Japon, où les plus de 100 ans sont déjà 36 000 (dont 86 % de femmes), on pourrait en trouver presque un million au milieu du XXIe siècle. Selon les démographes, leur évolution serait de l'ordre du doublement tous les dix ans dans de nombreux pays, quand ce n'est pas plus : en France, il a été multiplié par trois dans la dernière décennie, et au Japon, par quatre. Pour autant qu'on puisse voir si loin, dans cette équation à multiples inconnues, un peu plus de la moitié des fillettes nées en 2000 atteindrait la centaine !


Autrefois considérés comme des êtres d'exception, les centenaires d'aujourd'hui sont en passe de se banaliser. Monsieur et madame tout-le-monde peuvent atteindre le siècle, à l'instar de la vedette mondiale des centenaires, la terrible Jeanne Calment, morte à 122 ans, en 1997. Et que sait-on d'eux ? Pas grand-chose. En dehors des éternelles questions sur leurs secrets de longévité, ils sont rarement abordés pour ce qu'ils sont : des individus à part entière. Des êtres humains qui peuvent avoir perdu l'usage de leurs yeux, de leurs oreilles ou de leurs jambes, mais pas forcément celui de leurs émotions ni de leur intelligence (25 à 30 % des centenaires français sont en bon état du point de vue cognitif). Et qui, dans la variété de leurs personnalités singulières, manifestent certains traits communs.


La première chose qui frappe, quand on les rencontre, c'est leur physique. Centenaire, ce n'est pas tout à fait comme vieux, ou même très vieux. C'est échapper à l'ordre des choses, y compris dans l'apparence. Presque tous ont perdu de la surface corporelle, de l'épaisseur, comme si une partie d'eux s'était déjà retirée. Ce qu'exprime très bien Germaine, 100 ans tout juste, qui ne veut pas donner son nom : "Avant, j'étais une personne de 62 kilos. Je représentais quelque chose, à 62 kilos, non?" Elle vous regarde par en dessous, roulant des yeux pâles, des yeux de théâtre, avec une vitalité ahurissante. "Et maintenant, devinez combien ? 48 ! Je me force à manger, sinon on va m'emmener dans un cercueil."


En plus de ses manières drolatiques et de sa poignée de main vigoureuse, Germaine, qui vit seule dans un quartier populaire de Lyon, possède une langue claire, articulée, remarquablement précise, comme de nombreux centenaires. C'est qu'un tiers de leur vie s'est déroulé avant le début de la seconde guerre mondiale, autrement dit à une époque où l'on s'exprimait assez différemment de maintenant. Non seulement ils parlent de manière très distincte, mais ils émaillent la conversation de termes désuets. Une "contraction d'organes" peut avoir provoqué la stérilité, le train s'appelle encore le "chemin de fer" et le journal télévisé les "actualités". De plus, le politiquement correct ne les a pas atteints : à l'occasion, certains d'entre eux se lâchent sans aucune inhibition, évoquant les immigrés ou les différences sociales avec une brutalité qui surprend.


DE PLAIN-PIED DANS LE PRÉSENT
Au fond, de quel temps sont-ils ? Bien sûr, il paraît presque impossible de rester inscrit dans une époque à laquelle on ne participe plus, ou alors de si loin. Mais à la question "Ce temps est-il encore le vôtre ?", pas un seul ne répond par la négative. "Mais oui, je suis de cette époque, même si je n'approuve pas tout, affirme Ella Clausen, délicieuse centenaire danoise rencontrée dans sa maison de retraite d'Odense. Je ne voudrais pour rien au monde retourner en arrière : on vit beaucoup mieux aujourd'hui." Christiane Balleydier, pensionnaire dans une maison de retraite en banlieue lyonnaise, explique de son côté que "l'époque est tellement compliquée, c'est très difficile de s'y habituer", mais n'exprime aucun désir d'en changer. Quant à Félix Rollet (103 ans) et à son épouse (99 ans), tous les deux à leur domicile, ils se sentent de plain-pied dans le présent. "La vie actuelle a son intérêt, explique M. Rollet, ancien adjoint à l'urbanisme de trois maires de Lyon successifs, dont Edouard Herriot. Je pense à mes années de jeunesse avec plaisir, mais je ne les regrette pas." L'affliction n'est pas au vocabulaire de ce couple hors du commun. "La nostalgie ? Connais pas", coupe Mme Rollet, qui se réjouit d'avoir eu "une vie assez rigolote".


Pleine de rebondissements, sans doute, mais pas toujours facile. Résistant, Félix Rollet a été arrêté par la milice, expédié à Montluc puis à Fresnes. Pendant ce temps, sa femme a dû se débrouiller tant bien que mal, en encadrant des colonies de vacances où les enfants criaient famine. Les parcours bordés de roses ne font pas nécessairement les centenaires. Germaine a travaillé comme tisseuse de soie à la Croix-Rousse, à Lyon, dès l'âge de 14 ans. Et Ella Clausen n'a jamais pu finir l'école, en dépit des supplications de son instituteur. "J'ai travaillé comme fille de ferme à 11 ans, mes parents n'avaient pas de quoi payer un vélo pour que je puisse aller à l'école."


Mme Balleydier a eu sa part de tourment, elle aussi. C'est même ça, pense-t-elle, qui l'a maintenue en vie si longtemps. Plusieurs frères et sœurs morts jeunes (dont deux des suites de la Grande Guerre), des difficultés financières, ses vieux parents sur les bras pendant des années : "Je me disais : Dieu doit me donner du bonheur. Il faut égaliser un peu les affaires !" Pour ce qui est des guerres, deux tout de même, elle ne les mentionne pas directement quand elle parle des écueils de son existence. Ni même lorsqu'elle songe aux drames qui l'ont marquée. Le Titanic, oui, ou encore un meurtre commis dans une grande famille lyonnaise au milieu des années 1920, mais pas les guerres. On dirait qu'elles font partie des malheurs évidents, trop généraux pour être signalés, comme dilués dans des parenthèses de tragédie collective.


Pourtant, ce n'est pas l'intérêt pour les affaires du monde qui leur manque, même quand ils jettent un œil sévère sur leur temps – notamment au sujet des questions de mœurs. 


Félix Rollet lit plusieurs journaux chaque jour et Justine Peyrouse, bientôt 104 ans, suit, autant que ses yeux le lui permettent, les journaux télévisés. "J'aime bien", dit-elle en se ranimant tout à coup. Mme Peyrouse n'est pas dans un "bon jour", nous a-t-elle informés gentiment, quand on est entré dans sa chambre. "En colère dedans." Et alors, pourquoi les informations ? "Mais il faut bien se tenir au courant !" Elle se révolte, très en colère pour le coup.

 

 "Autrement je serais là, comme une bête." Parce que les journées sont longues, quand on est coincé entre lit et fauteuil. En arrivant dans le très grand âge, on entre aussi dans un autre temps, presque une autre dimension. "Pour eux, tout ne va pas de plus en plus vite comme pour les adultes plus jeunes, note Christine Swane, sociologue danoise spécialiste des centenaires. Ils ne pensent pas le temps comme nous, qui lui voyons une direction. Ils sont dans une sorte de dissolution du temps."


Dans ce temps sans temps, marqué par une grande lassitude pour certains, la vie résiste. Elle a même la vie dure, au grand désarroi de ceux qui l'hébergent, à leur corps défendant parfois. "Je trouve le temps long, je ne sers plus à rien", se plaint Justine Peyrouse, qui séjourne depuis quatre ans dans une maison de retraite. L'utilité sociale est évidemment l'une des clés du désir de vivre encore : pouvoir rendre service ou même seulement intéresser, en racontant les histoires du passé. Mais dans la perception du vieillissement, les hommes et les femmes ne sont pas logés à la même enseigne.


C'est en tout cas l'une des observations de Frédéric Balard, chercheur à l'unité Démographie et santé de l'université Paul-Valéry de Montpellier. Pour sa thèse sur "les plus âgés des âgés", soutenue en 2008, ce jeune anthropologue a suivi des individus nés entre 1905 et 1915. "Les premiers à connaître une expansion massive du très grand âge, note-t-il. Enfants, ils n'ont jamais rencontré de centenaires. Eux-mêmes sont encore relativement exceptionnels, à l'échelle de leur village ou de leur quartier, et pourtant, ils sont les premiers d'une grande série à venir." Comme tous les démographes qui s'intéressent au sujet, il a remarqué que les femmes sont beaucoup plus nombreuses à atteindre le grand âge, mais proportionnellement en moins bonne santé que les hommes. Surtout, il a mis en évidence que les femmes et les hommes ont des attitudes extrêmement différentes face au vieillissement. "Les hommes veulent lutter contre les stigmates de la vieillesse, souligne l'anthropologue. Pour eux, vieillir c'est ne plus pouvoir travailler, bouger, etc. Alors ils s'acharnent à montrer qu'ils taillent la vigne à 86 ans ou qu'ils marchent tous les jours une heure et demie avec leur canne. Les femmes, elles, sont dans une logique opposée : elles cherchent moins à préserver leur image, elles se laissent vivre, elles acceptent mieux le vieillissement. Elles plient, comme des roseaux, quand eux tentent de résister, comme des chênes."


UNE VIE BORDÉE DE TOMBES
Il se trouve, par ailleurs, que les femmes sont très souvent celles qui tiennent le foyer, assumant une grande partie du service aux autres – en particulier les soins prodigués à un conjoint malade ou à des parents âgés. Pour elles, avancer en âge signifie parfois se trouver enfin libre, même si aucune ne le formule de cette manière. C'est entre les lignes que l'on peut attraper certaines choses, par exemple quand Ella Clausen affirme avoir "bien aimé vieillir". Vivre chez elle (jusqu'à 98 ans), avec son jardin, ses fleurs, ses enfants et ses petits-enfants pas trop loin. Un peu plus tôt, elle a glissé dans la conversation que son mariage n'avait pas été sans nuages. L'homme qu'elle a épousé, très jeune, pour sortir de sa condition de domestique, lui avait menti. "Il m'avait dit qu'il avait un travail fixe, alors qu'il était journalier, raconte-t-elle sans acrimonie particulière. Si j'avais su ça, je ne l'aurais pas épousé." Bernard Jeune, médecin épidémiologiste du vieillissement et chercheur à l'université du sud du Danemark, à Odense, commente : "Il m'a souvent semblé que les femmes vivaient peut-être plus longtemps pour pouvoir profiter enfin d'un temps sans charge, un peu plus libre." Evoquant l'une des deux supercentenaires (les personnes âgées de plus de 110 ans) qu'a comptées le Danemark, il ajoute : "Elle avait soigné son mari, un invalide de guerre, avant de devenir veuve et de vivre jusqu'à 111 ans. Elle disait : "J'ai été libre à partir de 80 ans." Très âgée, elle jouait encore au foot avec ses petites-filles."


Ce qui n'empêche pas ces grands vieillards de regretter leurs morts. Tous vivent dans une sorte de cimetière géant, entourés de tombes : parents, conjoints, frères et sœurs, amis et même enfants, bien souvent. Est-ce très difficile ? "Vous savez, ils ne sont pas tous morts d'un coup, remarque l'une d'entre eux. Ils s'en vont par petits paquets, on s'habitue…" La plupart du temps, ils affirment ne pas avoir peur de la mort en elle-même. "Je demande juste à ne pas souffrir", glissent-ils dans un souffle. En attendant, certains savourent leur incroyable résistance, s'amusent même à en rajouter sur leur solidité, leur vaillance. Et se réjouissent, visiblement, de cette victoire sur le temps, petit pied de nez à la face de la mort.
 


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