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L'Amertume des Cols Bleus

By Eric Leser, Le Monde

January 15, 2004

Ouvriers sidérurgistes, ils ont fait la guerre de Corée et le Vietnam, ont vu les hauts-fourneaux fermer et leur retraite s'évaporer. Ils maudissent Bush, sa politique douanière et la mondialisation.

Il s'appelle Mike Mormile, et son histoire, dit-il, est "banale". Des histoires comme la sienne, il y en a "des centaines de milliers". "A 21 ans, j'ai décidé de travailler dans la sidérurgie, ici, à Cleveland, dans l'Ohio, au bord du lac Erié. J'ai une formation de mécanicien pour l'industrie lourde. Je suis resté trente-deux ans employé dans les hauts-fourneaux de Republic Steel, devenue la société LTV. Elle a fait faillite et a été mise en liquidation le 19 décembre 2001, une date que je ne suis pas près d'oublier. J'ai été licencié. Mes droits à la retraite, acquis après trente ans de travail, ont été réduits de 65 % : moins de 700 dollars par mois payés par le Fonds fédéral de garantie des pensions. J'ai perdu, ainsi que ma famille, toute assurance médicale." 

Les 56 000 salariés de LTV, le troisième groupe sidérurgique du pays, ont subi le même sort. "Ils prennent aujourd'hui les petits boulots qu'ils trouvent et attendent d'avoir 65 ans pour bénéficier de l'assurance santé fédérale pour les personnes âgées, le Medicare. Ils croisent les doigts en espérant ne pas tomber malades."

Trente-cinq autres groupes sidérurgiques américains ont disparu au cours des six dernières années. Plus de 250 000 personnes se trouvent dans la même situation que Mike Mormile. "Nous avions une belle vie, une grande vie, se souvient Ralf Meiers, lui aussi de Cleveland. Je viens d'une famille de sidérurgistes. Tous mes copains du lycée ont été embauchés il y a près de trente-cinq ans dans l'usine. Ils m'y ont fait entrer. Je suis électricien. Les salaires étaient bons, le travail dur, mais la camaraderie exceptionnelle, une seconde famille."

Ralf Meiers est noir, mais, assure-t-il, "cela n'a jamais fait la moindre différence, c'est plutôt rare, surtout dans les années 1970. J'étais sidérurgiste avant tout. Nous étions fiers, confiants, optimistes. Je comptais travailler jusqu'à 60 ans, avoir une vie tranquille, une bonne retraite, aider mes enfants, et puis... tout s'est effondré. LTV venait juste d'investir 1 milliard de dollars dans des équipements flambant neufs".
Ralf Meiers accuse le dumping étranger et l'avidité des dirigeants. "Ils ont préféré liquider et ramasser les millions de dollars de leurs parachutes dorés plutôt que de continuer un combat difficile. Depuis, nous vivons un cauchemar. Les dernières années ont été les pires de ma vie. J'ai des copains qui ont perdu leur maison et qui tous les jours doivent choisir entre se nourrir ou acheter des médicaments pour eux, leur épouse ou leurs enfants. Certains se sont suicidés, d'autres refusent de parler et ne sortent plus de chez eux. Vous en trouvez aujourd'hui, quand leur santé le permet, manutentionnaires chez Wal Mart ou serveurs chez McDonald's pour 7 ou 8 dollars de l'heure. Vous n'avez pas idée du nombre de sidérurgistes tombés malades. Trop d'angoisse. Trop d'indifférence."

Mike Mormile et Ralf Meiers travaillent maintenant une partie de leur temps à la permanence du syndicat (United Steelworkers of America), à quelques dizaines de mètres de la succession de hauts-fourneaux et de bâtiments industriels noircis adossés à la rivière Cuyahoga. L'usine a été rachetée par International Steel Group (ISG), une société d'investisseurs fondée récemment par le spécialiste des restructurations Wilbur Ross, un ancien banquier de New York. La plupart des bâtiments, des ateliers, des voies de chemin de fer sont à l'abandon, recouverts de neige en ce début janvier. Mais une fumée blanche épaisse indique que deux hauts-fourneaux sont en activité. Le site a employé jusqu'à 18000 personnes. Il y en a moins de 1 200 aujourd'hui.

"Bien sûr, dans le passé, tout n'était pas rose. Il y a eu des récessions, des licenciements, explique Mike Mormile. Mais on en voyait la fin. La mondialisation - ces pays du tiers-monde qui viennent vendre leur acier ici à prix cassés - ne nous laisse aucun avenir. A Washington, l'acier n'intéresse personne. Nous n'avons pas mérité cela. Nous avons travaillé toute notre vie, payé nos impôts. Nous avons pour la plupart fait la guerre en Corée et au Vietnam."

Les surtaxes à l'importation d'acier, décidées par l'administration Bush en mars 2002 pour protéger la sidérurgie américaine, mais levées en décembre 2003 sous la pression de l'Europe, du Japon et de l'Organisation mondiale du commerce, alliées à la baisse du dollar, avaient redonné un petit peu d'oxygène à cette industrie. Des hauts-fourneaux ont été rallumés, la concentration s'est accélérée et certains investissements timides pour moderniser un outil de production souvent obsolète ont été réalisés. Deux noms émergent aujourd'hui, ISG et US Steel. Ces groupes rachètent les usines en faillite les plus productives, mais ne reprennent jamais à leur charge les engagements sociaux des entreprises mises en liquidation. Au cours des deux dernières années, ISG a acquis à des prix dérisoires des usines de LTV, de Bethlehem Steel et d'Acme Steel. US Steel a fait de même avec des actifs de National Steel et Nucor. "Je ne suis pas sûr qu'on soit vraiment tirés d'affaire", estime John Smith, technicien de maintenance à Cleveland. Avec son propre argent, il avait acheté des valves de canalisation pour maintenir en état pendant plusieurs mois le principal haut-fourneau, entre la faillite de LTV et son acquisition par ISG. "Notre avenir reste en suspens. Il nous faut des investissements et des équipements modernes pour compenser nos coûts salariaux trop élevés. Mais qui va mettre de l'argent dans une activité aussi peu rentable, aussi exposée à la concurrence et généralement jugée condamnée dans ce pays ?"

ISG a imposé de nouvelles méthodes de travail. A Cleveland, il faut maintenant moins d'une heure de travail à un ouvrier pour produire une tonne d'acier, contre deux heures auparavant. Selon ses nouveaux propriétaires, l'usine est rentable.

Les groupes les plus anciens, qui supportent le coût des retraites complémentaires et des assurances santé de retraités en moyenne quatre fois plus nombreux que les salariés actifs, semblent condamnés, même s'ils ont résisté jusqu'à aujourd'hui. Dans la vallée encaissée de Weirton, en Virginie de l'Ouest, le long d'un bras de la rivière Ohio, à 100 kilomètres à l'ouest de Pittsburgh, les barrières douanières et la faiblesse du dollar n'ont pas empêché l'usine qui fait vivre la ville depuis un siècle, Weirton Steel, de se mettre en novembre sous la protection de la loi sur les faillites.

"Nous avons été floués par le gouvernement. Les créanciers nous ont lâchés quand ils ont compris que l'administration allait abandonner les surtaxes. Nous avons accepté des baisses de salaires pour tenter de remonter la pente en étant protégés pendant trois ans contre une concurrence injuste. Et Washington nous lâche en cours de route. On fera tout pour que George Bush rejoigne cette année les rangs des chômeurs", s'emporte Mark Glyptis, président du syndicat local, dont l'humeur n'échappe pas aux états-majors des candidats à la présidentielle : l'Ohio, la Pennsylvanie et la Virginie de l'Ouest font partie des quelques Etats où se jouera l'élection de novembre. A en croire les dernières rumeurs, Weirton aura du mal à éviter la liquidation. ISG pourrait reprendre une partie de l'activité, tant pis pour les chômeurs et les retraités. "L'exemple de Weirton montre que la suppression des surtaxes est intervenue beaucoup trop tôt", tonne Leo Gerard, président de United Steelworkers of America, un Canadien au physique de lutteur.

En organisant des manifestations massives à Washington au début de l'année 2002, il avait obtenu, à la surprise générale, une aide de l'administration sous la forme des barrières douanières. Il ressent leur suppression comme une trahison. "Nous ne sommes pas contre la liberté du commerce, mais les Etats-Unis et le Canada sont les deux seuls pays au monde dont les capacités de production d'acier sont inférieures à leur demande nationale. Notre industrie a été détruite par la concurrence déloyale chinoise, russe, brésilienne, coréenne. Ils vendent à n'importe quel prix pour maintenir leurs capacités."

Leo Gerard réfute l'argument de la vétusté des usines américaines. "Certaines sont parmi les plus performantes au monde, assure-t-il. Mais cela ne suffit plus. Depuis la crise asiatique de 1997, les Etats-Unis sont devenus le déversoir des surplus de la production mondiale d'acier. Nous demandons simplement une chance de survivre. Nous avons 1,2 million d'adhérents aux Etats-Unis et au Canada. Les trois quarts sont des retraités et, sur ce total, 250 000 ont déjà tout perdu. Quant aux gars en activité, leur moyenne d'âge dépasse largement les 50 ans, et le métier de sidérurgiste vous laisse rarement physiquement intact." Le siège du syndicat se trouve à Pittsburgh, en Pennsylvanie, autrefois le cœur de l'acier américain. Aujourd'hui, les seuls sidérurgistes de la ville sont les joueurs de l'équipe de football locale, les Steelers.

Sinon, il reste des sièges sociaux d'entreprises moribondes et des retraités. Les banlieues qui abritaient les hauts-fourneaux, les fours à coke et des dizaines d'ateliers de sous-traitants le long de l'Ohio ressemblent aujourd'hui à des cités fantômes. La municipalité de Pittsburgh se trouve dans une situation financière catastrophique. Elle est techniquement en faillite et licencie policiers et employés municipaux.

"Pour restructurer la sidérurgie en France, l'Etat a fait des efforts considérables, note Leo Gerard. Nous n'avons pas de sécurité sociale. Les retraites sont payées en grande partie par des entreprises asphyxiées. A Washington, ils nous ont donné vingt et un mois de taxes supplémentaires de 30 % sur certains produits importés. C'est tout. Ils se soucient de nos problèmes comme de leur dernière chemise. Ils jouent un autre jeu, celui des calculs électoraux. Pour reprendre l'expression en vogue aujourd'hui, nous avons le meilleur gouvernement que l'on puisse acheter. Mais nous n'avons pas les moyens."

Ronald Holzopfel, 70 ans, est conscient d'avoir plus de chance que ses anciens collègues de LTV ou Bethlehem Steel. Il a travaillé quarante-deux ans pour Wheeling Pittsburgh, un petit groupe sidérurgique implanté, comme son nom l'indique, à Wheeling, en Virginie de l'Ouest, dans une autre vallée étroite non loin de Weirton. "J'y suis entré en 1955 après avoir été démobilisé de la guerre de Corée. J'ai pris ma retraite en 1997. Ce qui se passe dans la sidérurgie est tragique, mais, ici, après une grande grève très dure de dix mois en 1996, il y a eu un sursaut, une prise de conscience. Tout le monde, les cadres, les dirigeants, les ouvriers, le syndicat, les retraités, la ville, se bat pour sauver l'entreprise", explique M. Holzopfel.

Première société du secteur à être sortie en vie de la protection de la loi sur les faillites en août 2003, Wheeling-Pittsburgh est une miraculée. Elle est petite, ses équipements sont souvent vétustes, certaines lignes de production de tôles galvanisées ont fêté leur cinquantième anniversaire. Pour sortir de la faillite, les cadres et les salariés ont accepté une baisse de 30 % de leurs salaires et 670 départs, qui ont ramené le nombre d'employés à 2 100. Les 11 000 retraités ont subi une réduction considérable de leurs prestations de santé. 

En échange, ils sont devenus les principaux actionnaires et ont obtenu, via un fonds, 40 % du capital de l'entreprise. L'espoir de tous repose sur un prêt garanti de 250 millions de dollars, obtenu pour financer un haut-fourneau ultramoderne à arc électrique. John Saunders, le patron du syndicat, y croit avec passion. "Notre objectif est de survivre coûte que coûte, de sauver cette entreprise, cette vallée et cette ville où je suis né et où j'ai travaillé trente-quatre ans. J'ai fait des études, j'ai été à l'université, mais je suis retourné chez moi. Nous sommes petits, nous ne voulons pas grandir, nous n'avons pas d'autre ambition que de trouver des niches, des clients, et nous y accrocher. Nous avons un seul atout, nous sommes unis. Il y a des familles de quatre générations de sidérurgistes ici."

A 450 kilomètres à l'est, l'espoir a fait place depuis longtemps à la nostalgie. La ville de Bethlehem, en Pennsylvanie, se souvient de sa prospérité passée. "Quand Bethlehem Steel était une des plus grandes sociétés du monde", répète à l'envi Bruce Davis, un ancien salarié. Les derniers hauts-fourneaux, le long de la rivière Lehigh, ont fermé en 1996 et le dernier four à coke en 1998. Bethlehem Steel a été liquidée définitivement le 31 décembre 2003, laissant 100 000 retraités et 13 000 salariés. Certains ont été réembauchés par ISG. En 1945, Bethlehem Steel employait plus de 300 000 personnes. L'entreprise a fabriqué l'acier des cuirassés américains des deux guerres mondiales et les poutrelles de l'Empire State Building, à New York.

"Il y a quelque chose de détraqué dans ce pays, s'emporte Ralf Meiers. On consacre des dizaines de milliards de dollars à reconstruire l'Irak et on laisse s'effondrer dans l'indifférence générale des emplois, des vies et des villes américaines. Il faut commencer ici à reconstruire une société qui se préoccupe du sort de ses ouvriers et de leurs enfants. Il faut donner le droit à la santé à tous. Pourquoi notre pays nous a-t-il abandonnés ?"


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