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Après une bataille juridique, la nouvelle vie des enseignants pionniers de la retraite à 50 ans

By Alexandre Garcia, Le Monde

January 5, 2004

Pères de trois enfants, ils ont obtenu gain de cause en vertu du principe d'égalité hommes-femmes.

André Mohsen avait 17 ans en mai 1968. A cet âge, il était déjà convaincu que "la vie professionnelle devait être au service de la vie privée" et que le sens de l'existence n'était pas de travailler, mais bien "de faire des enfants et de s'en occuper". Trente-cinq ans plus tard, ce professeur de mathématiques au lycée Bellevue de Saintes (Charente-Maritime) est père de quatre enfants. A 52 ans, il est aussi l'un des tout premiers hommes de sa génération à pouvoir profiter de la retraite anticipée qui lui a été octroyée, à partir du 31 décembre 2003, en vertu d'une jurisprudence européenne sur l'égalité des sexes récemment transposée dans le droit français.

Avec une trentaine d'autres fonctionnaires charentais, M. Mohsen a en effet obtenu devant les tribunaux un avantage qui n'était jusqu'à présent accordé, après quinze ans d'ancienneté, qu'aux seules femmes fonctionnaires, mères de trois enfants élevés pendant neuf ans (Le Monde du 29 décembre). Sa pension, dont le montant correspond à environ 70 % de son dernier salaire, sera toutefois inférieure de 10 % à ce qu'il aurait pu espérer toucher en travaillant jusqu'à 60 ans. Mais M. Mohsen s'en moque. "Il y des gens qui passent leur vie à courir après l'argent. Moi, je cours après le temps", résume-t-il.

L'enseignant n'a pas obtenu gain de cause facilement. Très impliqué dans le mouvement de grève du printemps 2003, il apprend au cours d'une manifestation qu'un collègue de Toulouse a réussi à partir à la retraite avant 60 ans en faisant valoir le principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes, inscrit dans le droit européen. Le professeur de mathématiques écrit aussitôt au rectorat, mais n'obtient pas de réponse. "Il y avait urgence, explique-t-il. Je voulais absolument partir à la fin de l'année pour bénéficier des anciennes lois avant que le régime de retraite des fonctionnaires ne devienne plus défavorable."

En août, il contacte le cabinet de Me Hervé Pielberg, avocat au barreau de Poitiers, qui conseille déjà une poignée de fonctionnaires, tous pères d'au moins trois enfants, et bien déterminés à obtenir une retraite anticipée auprès de leur ministère de tutelle. "Dès le départ, on savait qu'on avait le droit pour nous, se souvient Pascual Lagniez, professeur d'éducation physique au collège Emile-Zola de Royan, et retraité depuis le 2 octobre, à l'âge de 51 ans. La seule inconnue, c'était la réaction de l'Etat."

LE BOUCHE-À-OREILLE

A la fin du mois de septembre, le tribunal administratif de Poitiers a donné quinze jours au rectorat pour réexaminer les dossiers de plusieurs professeurs, inspecteurs, agents administratifs ou directeurs d'établissement dont la demande de départ anticipé s'était soldée par un refus implicite. A la suite de ces jugements, le ministère de l'éducation nationale leur a adressé, au cours du mois d'octobre, une série d'arrêtés les autorisant, selon leurs demandes, à cesser leur activité immédiatement ou au 31 décembre.

Au total, plus d'une centaine de demandes de retraite anticipée ont été adressées au rectorat depuis le printemps, par le simple effet du bouche-à-oreille. Au plan national, 750 000 fonctionnaires sont concernés par la nouvelle jurisprudence. La crainte de bénéficier d'un régime de retraite moins favorable à partir de 2004 n'explique pourtant pas à elle seule cette précipitation, qui serait aussi liée, selon M. Mohsen, à la lassitude d'un métier de plus en plus difficile à exercer, surtout après trente années d'ancienneté.

"J'avais pourtant la chance d'avoir des élèves tranquilles, mais qui ne savaient pas écouter ni apprendre, soupire le professeur de maths. Les cours se passaient bien, je croyais que c'était compris, et puis j'obtenais des résultats catastrophiques aux devoirs. La moyenne de la classe, c'est la note du prof. Et là, je m'en suis pris plein la gueule." Désormais "libre comme l'air", l'enseignant envisage d'aller s'installer avec sa femme en Afrique, entre Tombouctou et Ouagadougou, "pour réapprendre à vivre, libéré de toute contrainte, avec la prétention d'être à la fois plus heureux et plus utile".

Au collège Emile-Zola de Royan, Pascual Lagniez, lui, n'a jamais eu à se plaindre de la motivation de ses élèves, mais plutôt du manque de temps libre que lui imposait son emploi du temps. "J'avais prévu de travailler à mi-temps dès l'année prochaine, précise-t-il. Et puis j'ai décidé de tout arrêter à la première occasion, parce que mon travail ne me permettait pas d'organiser totalement ma vie comme je le voulais. Je n'avais pas le temps d'aller voir mes trois filles et mes petits-enfants à Paris, Reims et Poitiers, et mon emploi du temps ne correspondait jamais à l'horaire des marées pour la pêche, ou au bon moment pour retourner la terre dans le jardin." Le déclic s'est produit quand la dernière de leurs trois filles a quitté la maison, en 2000. Le couple s'est alors retrouvé avec moins de besoins financiers, mais toujours plus d'activités et d'amis à visiter.

Retraité depuis trois mois, M. Lagniez rêve encore fréquemment du travail. Il se voit en train de préparer ses cours, en conseil de classe ou face au directeur. Parfois, il éprouve "un choc au cœur" quand il pense aux élèves qu'il a "laissé tomber brutalement", ou quand on lui demande sa profession. "Quand on dit retraité, on est tout de suite catalogué avec des pantoufles au coin du feu. Mais ce n'est pas tout à fait comme ça que je me vois." Pour ces enfants de l'après-guerre, la retraite n'est plus un droit au repos, mais une invitation à changer de vie.


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