Aux Etats-Unis, les retraités ne comptent pas pour du beurre 

Par: Gerhard Waldherr 
Courrier International, 25 février 1999

ENQUÊTE - Ses 33 millions de membres - 20 % de l'électorat américain - lui confèrent une puissance sans égale. Mais l'AARP, l'Association américaine des retraités, se voit aujourd'hui contrainte d'évoluer pour séduire la vague des seniors de demain. 

Le magazine Fortune l'a classé "numéro deux à Washington". Richard Thau, président de l'agence Third Millenium [Troisième millénaire], un groupe de pression qui représente les moins de 35 ans, va plus loin. "C'est l'homme le plus puissant des Etats-Unis, c'est lui qui dicte au Président ce qu'il doit ou ne doit pas faire." On comprend aisément que Clay Shaw, représentant de Floride au Congrès, ait un jour déclaré sur un ton très révérencieux : "Je tiens énormément compte de son avis." Or M. Shaw, qui siège depuis dix-huit ans sur les bancs républicains dans toutes sortes de commissions importantes, n'a JAMAIS rencontré cet homme mystérieux, redouté de tous et terriblement influent au Capitole. C'est à se demander parfois si Horace B. Deets existe vraiment. Quand les hommes politiques parlent de lui, on a l'impression qu'il s'agit d'un fantôme. En tout cas, pour la majorité des Américains, c'est un illustre inconnu - jusqu'au jour de leurs 50 ans ; après, la situation change radicalement. 

Ce jour-là, au plus tard, ce sympathique monsieur d'un certain âge, dont le grand nez est chaussé de lunettes discrètes, s'immisce dans la vie de chaque citoyen américain : il lui envoie une lettre commençant par Dear friend [Cher ami] pour marquer l'événement, lui souhaiter un heureux anniversaire... et l'inviter à rejoindre l'AARP. Lui-même âgé de 60 ans, Horace Deets est le président de l'American Association of Retired Persons [AARP, Association américaine des retraités]. 

22 LOBBYISTES À TEMPS PLEIN ACCRÉDITÉS À WASHINGTON 

L'AARP est le groupe de pression le plus puissant qui existe aux Etats-Unis. Un magazine français a très justement qualifié cette association de "géant grisonnant de l'Amérique". Elle compte près de 33 millions de membres - seule l'Eglise catholique la surpasse en nombre - et s'appuie sur 200 000 bénévoles issus de toutes les couches sociales et des quatre coins du pays. Pour une cotisation annuelle de 8 dollars, l'AARP offre à ses adhérents des réductions sur les tarifs des compagnies aériennes, des assurances, des locations de voitures et dans les 9 000 hôtels que compte le réseau de l'association. Elle met à la disposition de ses membres son propre service de vente par correspondance de médicaments, leur propose des cartes de crédit et des fonds d'investissement. Les services gratuits de l'AARP vont de l'auto-école à l'assistance aux personnes âgées, du conseil juridique à l'information sur les escroqueries dont les vieillards sont le plus souvent victimes. Tous les deux mois, les adhérents reçoivent gratuitement Modern Maturity, magazine qui détient le record mondial du plus fort tirage : 22 millions d'exemplaires. 

Les bureaux de ce géant, situés dans une tour de dix étages, à quelques pas du siège du FBI, ne sont guère impressionnants : la façade de l'immeuble (dont l'adresse exacte est : 601 E Street, Washington DC) est d'une simplicité extrême. Le luxe se limite à un peu de marbre dans le hall d'entrée. Pour le reste, tout est gris : les sols, les murs, les portes - derrière lesquelles les 1 100 employés du lieu sont si bien cachés qu'ils passeraient presque inaperçus. 

Ici, les sonneries de téléphone sont moins stridentes que dans les bureaux traditionnels. Ici, on déambule tranquillement dans les couloirs ; on parle calmement et posément ; et, lorsqu'est prononcé le nom de Deets, votre interlocuteur est pris d'une quinte de toux et baisse encore le ton. Il est en déplacement, vous fait-on savoir. A Londres ou à Genève. 

Peut-être a-t-il tout simplement été invité à la Maison-Blanche. Cela se produit de plus en plus fréquemment. Ce qui n'empêche pas Bill Clinton d'avoir été fort surpris, dit-on, lorsque M. Deets lui a appris qu'il était le premier président américain à vouloir dialoguer avec lui. Troublé, Clinton aurait demandé : "Mes prédécesseurs ne savaient donc pas compter ?" Le calcul est effectivement vite fait : 72,4 millions d'Américains ont 50 ans ou davantage et 45 % d'entre eux (soit un citoyen américain sur huit, un électeur américain sur cinq) sont membres de l'AARP. En 1998, pour la deuxième fois, Fortune a classé l'AARP en tête de liste de tous les lobbys de Washington. 

"Les chiffres parlent d'eux-mêmes et sont très convaincants", explique Marty Corry, directeur du département des affaires fédérales de l'AARP. M. Corry n'a rien d'un extravagant : proche de la quarantaine, le visage émacié, le regard sévère et le noeud de cravate impeccable, il se définit lui-même comme un "junkie de la politique" et c'est l'un des 22 lobbyistes accrédités de l'AARP. A Washington, l'AARP a la réputation d'être aussi habile qu'obstinée pour peser sur les décisions politiques. Certes, M. Corry affirme "agir avec une honnêteté absolue" et souligne qu'il n'existe dans l'organisation "ni pots-de-vin, ni inféodation politique, ni mises en cause publiques", mais il fait comprendre que l'association n'est prête à aucun compromis sur les dossiers importants. Dans ces cas-là, elle se laisse guider par son intérêt propre et peut aussi bien faire cause commune avec les démocrates qu'avec les républicains - "au grand dam de l'autre camp", souligne M. Corry, qui ajoute : "S'il n'y a pas de consensus, nous n'hésitons pas à dire que nous sommes contre." 

Il est manifeste que Ronald Reagan, en son temps, a dû modifier son projet de réforme de l'impôt lorsque l'AARP s'est rendu compte que la fiscalité allait peser plus lourdement sur les "vieux contribuables". Il va de soi également que Bill Clinton a récemment rendu le Medicare (le système de prise en charge des soins pour les personnes âgées) accessible dès l'âge de 55 ans (et non plus à partir de 65) dès que Modern Maturity a publié dans ses colonnes un éditorial de M. Deets mentionnant que "ce problème ne devait pas être ignoré". 

L'AARP s'attire souvent le reproche de trop défendre le statu quo des prestations sociales de l'Etat et les acquis des personnes âgées. Selon ses détracteurs, elle ne tient pas suffisamment compte des générations plus jeunes, qui en font les frais. Il est même arrivé qu'un ancien sénateur républicain - Alan Simpson, du Wyoming - insulte publiquement ces lobbyistes : "Bande de salopards, n'y en a-t-il pas un parmi vous qui se préoccupe de ses petits-enfants ?" 

LE "GÉANT GRISONNANT" SAURA-T-IL ATTIRER LES BABY-BOOMERS ? 

Le reproche semble mal venu. Les Etats-Unis sont le seul pays occidental à ne pas avoir d'assurance maladie réglementée par l'Etat. Les cotisations retraite [Social Security] s'élèvent à 6,2 % du revenu annuel (avec un plafond à 72 600 dollars) et celles du Medicare à 1,45 % (sans aucun plafond) : comparées aux systèmes qui sont en vigueur en Europe, elles sont assez faibles, et les retraites sont donc, elles aussi, faibles. Certes, 92 % des retraités américains bénéficient des prestations retraite, mais cela ne représente en moyenne que 17 000 dollars par an. C'est pourquoi les Américains se considèrent traditionnellement comme des "entrepreneurs indépendants pour ce qui touche à la retraite et à la couverture maladie", souligne Janet Koster, directrice du département des activités internationales de l'AARP : 66 % des personnes âgées complètent actuellement ce chèque de l'Etat par les revenus qu'elles tirent de leur épargne ou de leurs biens immobiliers et 32 % reçoivent un complément d'une caisse de retraite privée. Janet Koster a fait des études de sciences politiques à Sarrebruck, où elle a ensuite travaillé pendant dix ans. "La mentalité, ici, est totalement différente de celle des Européens. Ici, on compte moins sur l'Etat, les gens ont une mentalité de pionniers." Même les seniors, assure-t-elle, sont fiers "d'être autonomes, de ne dépendre de personne". Voilà pourquoi, à son avis, il n'y a guère de conflits entre les générations aux Etats-Unis. Les retraités s'installent dans leur résidence de Californie, d'Arizona ou de Floride et laissent les jeunes tranquilles, ajoute-t-elle. Personne ne leur en veut de dépenser ainsi l'héritage. "Ce n'est pas comme en Allemagne : ici, on a plutôt tendance à penser que ce qu'ils ont gagné leur appartient." 

En juin 1998, l'AARP a tenu son assemblée générale à Minneapolis. A cette occasion, on a clairement pu voir l'importance de la "vieille génération" dans la course à la consommation. Les grands constructeurs automobiles, de matériel hi-fi et les agences de voyages y avaient leurs stands et tentaient d'allécher au maximum le client. L'actrice Debbie Reynolds y a fait son show, de même que l'immanquable Dr Ruth Westheimer. Pour son soixante-dixième anniversaire, la célèbre sexologue américaine a exhorté les femmes présentes dans la salle à ne pas renoncer à leur sexualité, à tester de nouvelles positions et à renforcer leur musculature vaginale. 

Parmi les visiteurs s'étant rendus à Minneapolis se trouvait le vice-président Al Gore - qui venait de recevoir la lettre de Deets débutant par "Dear friend". Gore incarne la génération du baby-boom, celle qui a le plus marqué l'Amérique au XXe siècle : 78 millions d'Américains sont nés entre 1946 et 1964, qui forment aujourd'hui l'essentiel de la population active et seront les seniors de demain. A partir de 2008, une vague de retraités va déferler sur les Etats-Unis... et soulever des problèmes totalement nouveaux pour l'AARP. Les enfants du baby-boom ont grandi avec la marijuana et dans un esprit de révolte contre l'ordre établi. Aujourd'hui, ils refusent apparemment de vieillir. Richard Thau, le lobbyiste des trentenaires, explique : "Tu as 50 ans, tu prends du Viagra, tu vas aux concerts des Rolling Stones et, tout d'un coup, tu reçois une lettre de l'AARP. C'est pas un choc, ça !" 
Le choc pourrait bien être une douche froide. Si les enfants du baby-boom vivent matériellement mieux que leurs parents, leur avenir s'annonce moins reluisant : 60 % d'entre eux ont un niveau d'épargne faible et beaucoup assument une lourde charge financière. Ils doivent à la fois aider leurs parents en maison de retraite et payer l'université à leurs enfants ; 40 % d'entre eux ne cotisent à aucune caisse privée de retraite et 20 % croient que tout va s'arranger tout seul pour leurs vieux jours. 

Beaucoup envisagent de continuer à travailler après l'âge de la retraite. "Mais où ? Trouveront-ils des jobs ?" s'inquiète Richard Atcheson, rédacteur en chef de Modern Maturity, persuadé qu' "il va y avoir de gros problèmes". L'enjeu est clair : les baby-boomers viendront-ils encore à l'AARP ? Seulement 25 % d'entre eux ont répondu positivement à la lettre de M. Deets. "Ils n'ont jamais voulu ressembler à leurs parents. Pour eux, l'AARP est une structure dépassée." En conséquence, le magazine s'efforce d'ajouter une note jeune qui a fait ses preuves : santé, voyages, placements, divertissements (par exemple, des articles et reportages sur l'arthrite, les croisières en Alaska, les meilleurs placements financiers et les bonnes adresses pour soirées entre oldies). Depuis quelque temps, il existe également une rubrique Fitness et une page The Big Five-Oh [Les "superquinquas"], où l'on parle des célébrités quinquagénaires. 

En fait, le pouvoir et l'influence de l'AARP au prochain millénaire dépendront surtout de ce monsieur mystérieux qui siège au dixième étage du 601 E Street, à Washington. Même si son nom n'apparaît pas sur le tableau au pied de l'ascenseur, l'homme existe bel et bien. On le trouve dans son bureau, avec vue sur le dôme du Capitole et les photos des présidents et des First Ladies sous les yeux. 

Originaire de Caroline du Sud, l'ancien pasteur et professeur de latin, de mathématiques et de religion qu'est Horace Deets rechigne à faire trop de battage, mais il a bien conscience que la stature du "géant grisonnant" ne suffira bientôt plus pour faire le poids. Il va falloir se remuer davantage. Le président de l'AARP l'a bien compris. "Il ne suffit pas d'avoir une taille de géant pour réussir. Soit on s'adapte, soit on meurt." 


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