Dossier sur les retraites en France

Par: Hervé Nathan et Francois Wenz-Dumas
Le Monde, 10, 11 et 12 février 2001

Round décisif pour les retraites  
Par HERVÉ NATHAN et FRANÇOIS WENZ-DUMAS

Négociations-marathon. La discussion patronat-syndicats sur les retraites complémentaires devait se prolonger tard dans la nuit de vendredi à samedi, après que le Medef eut soumis, en début d'après-midi aux cinq confédérations syndicales, un texte très différent de celui qu'elles avaient rejeté le 23 décembre. Vendredi en début de soirée, malgré la persistance d'importants points de blocage, la perspective d'un accord signé par la CFDT, la CFTC et la CGC semblait se dégager.

Pour parvenir à ce que le numéro deux du Medef, Denis Kessler, appelait, à l'ouverture de la négociation, «le point de tangente entre les positions des partenaires sociaux», les représentants patronaux ont d'emblée accepté, comme le demandaient les syndicats, de garantir le fonctionnement actuel des régimes Agirc (cadres) et Arrco (non-cadres) et le droit à la retraite à 60 ans pour les deux prochaines années.

Contrepartie. Plus question, donc, d'inquiéter les futurs retraités: jusqu'au 31 décembre de cette année, ils pourront partir dès 60 ans avec une pension à temps plein, même s'il n'y a pas d'accord. Cela laisse au gouvernement le temps de légiférer. Et si un accord est signé, cette échéance sera repoussée au 31 décembre 2002.

Dans ce second cas, le Medef accepte de garantir pendant deux ans aux futurs retraités les mêmes conditions qu'aujourd'hui. Cet accord a minima ressemble davantage à une reconduction pour deux ans de celui conclu en 1996, avec une petite nouveauté: un programme de réduction du nombre de caisses (116 aujourd'hui) et d'harmonisation des régimes (Agirc et Arrco). 
Mais, en contrepartie, le Medef demande aux syndicats d'exiger que les pouvoirs publics engagent, avant 2003, une réforme globale du système d'assurance vieillesse. Une date choisie pour passer le cap de la présidentielle. «A défaut de réforme des régimes de base de l'assurance vieillesse à cette date, précisait à l'origine une clause du projet d'accord, l'ensemble des dispositions conventionnelles relatives aux régimes complémentaires seront réputées caduques.»

Cette démarche est rejetée dans son principe même par FO. «On essaie de nous faire préparer les campagnes des futurs candidats à la présidentielle, fulminait Bernard Devy. On veut détourner ces négociations de leur but. Quel est le droit des partenaires sociaux à interpeller le gouvernement?» «Le Medef, après avoir pris les futurs retraités en otages, veut faire maintenant la même chose avec les syndicats pour faire pression sur le gouvernement», s'indignait également Jean-Christophe Le Duigou (CGT).

La mouture initiale du texte, que la CFDT et la CFTC n'étaient prêtes à signer que sous une forme très largement amendée, reprenait les principes toujours défendus par le Medef: «Maintien des taux de cotisation actuels pour les dix ans à venir», et «recours privilégié à l'allongement maîtrisé et progressif de la durée de cotisations pour l'accès à la retraite à taux plein». 
Provocation. A cela s'ajoutait l'engagement sur une «étude de l'opportunité de créer à terme un régime de retraite universel regroupant le régime de base, l'Agirc et l'Arrco, couvrant tous les salariés», qui peut être interprété comme une menace sur les régimes spéciaux (lire ci-dessous). Sans oublier une petite provocation façon Denis Kessler: faire bénéficier les salariés du privé des avantages fiscaux de la Préfon ou du Cref, deux formules de fonds de pension réservées aux fonctionnaires.

Concessions. L'attitude de la CGT et de FO, qui ne veulent pas être instrumentalisées par le Medef pour exercer une coercition sur le gouvernement - méthode déjà utilisée par le patronat avec l'accord Unedic -, rendait très improbable leur signature. Mais l'enjeu était suffisamment important pour qu'elles se gardent de reprocher à la CFDT, à la CFTC et à la CGC d'être prêtes à quelques concessions pour sauver le paritarisme.

Jospin veut mettre le «régime spécial» à la diète 
Par HERVÉ NATHAN

Et si l'on reparlait des «régimes spéciaux» de retraite? Il s'agit de ces dispositifs réservés à des agents de grandes entreprises publiques, plus favorables que le régime général, lot commun des salariés du privé. Alain Juppé avait déclenché les grèves de novembre-décembre 1995 en voulant attaquer de front ces régimes. Le gouvernement Jospin semble décidé à s'engager à son tour dans ce chantier à haut risque. Avec prudence.

C'est probablement EDF qui sera le cobaye de la méthode Jospin. Le 25 janvier, le président d'EDF, François Roussely, proche de Lionel Jospin, a présenté au conseil d'administration de l'entreprise publique le «contrat de groupe» qui décline les engagements d'EDF pour les années 2001 à 2003. Un peu noyée au milieu des engagements tarifaires et des obligations de service public, se trouve la promesse de l'entreprise d'«engager le débat» sur le régime de retraite des électriciens d'ici à 2003. «En clair, explique un syndicaliste, Roussely s'engage à négocier la sortie du régime spécial après la présidentielle.»

Le régime en question (commun à EDF et GDF) est un monument: pour le rapport actifs-retraités (157 000 contre 136 000), pour l'ouverture des droits (à 37,5 ans de cotisations, mais jusqu'à 32,5 ans pour travail pénible), pour le taux de remplacement (75 % du dernier salaire). Les cotisations (7,85% du salaire) ne couvrent que 13,25 % des pensions. En fait, c'est le compte d'exploitation de l'entreprise qui rémunère pour l'essentiel les agents «en cessation d'activité». Les directions successives d'EDF pensent que la retraite est un boulet financier, alors que l'entreprise cherche à se développer en Europe.

La direction a donc soumis, discrètement, un scénario aux organisations syndicales. Il ressemble fort à ce que France Télécom avait réalisé pour se débarrasser des retraites de ses fonctionnaires à l'ouverture du capital, en 1997: EDF verserait une forte soulte à l'Etat (celle de France Télécom s'élevait à 37 milliards), qui, en retour, garantirait les droits à la retraite des agents actuels d'EDF. Le régime spécial s'éteindrait doucement sur plusieurs dizaines d'années. Les nouveaux agents rejoindraient le régime général, avec une retraite complémentaire, plus un généreux fonds de pension maison, dont la direction a déjà mis en place les premiers milliards de francs chez des assureurs français.

François Roussely aime jouer les pionniers. Il a déjà un fait d'armes à son actif: en 1997, il avait signé le premier accord 35 heures (très généreux pour les agents) dans une grande entreprise publique, tirant une épine du pied du gouvernement. Si le patron veut réussir un doublé, il faudra, là encore, qu'il se montre prodigue.

Retraite à 60 ans: deux ans de sursis 
Par HERVÉ NATHAN 

Sept heures, samedi, siège du Medef, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, à Paris. Les traits ronds de Denis Kessler, qui conduit la délégation du Medef, ont pris les angles de la fatigue. Derrière lui, des membres de la délégation patronale s'endorment. Les yeux se ferment aussi chez les négociateurs syndicaux. La négociation sur les retraites complémentaires aura été la plus longue de la refondation sociale, près de vingt-deux heures. Au final, la retraite à 60 ans est sauvée pour deux ans. Rendez-vous est pris en 2002 pour accoucher d'une réforme des retraites complémentaires.

Lorsque les représentants des cinq confédérations (CGT, CFDT, CTFC, FO et CGC) entrent vendredi à 9 h 30, ils savent que la séance sera âpre. Le dîner est réservé, et même les chambres d'hôtel, au cas où. Denis Kessler fixe pourtant un objectif modeste: «le point de tangence» entre les orientations patronales et syndicales. Le premier texte remis par le patronat est à la fois habile et provocateur: habile puisqu'il donne immédiatement satisfaction aux cinq centrales sur la reconduction de l'ASF (qui verse les complémentaires entre 60 et 65 ans). Jusqu'au 31 décembre 2002, les salariés pourront prendre leur «retraite à 60 ans», dans les mêmes termes qu'actuellement. Provocateur, puisqu'en échange, le Medef demande à ses partenaires de fixer avec lui les termes d'une réforme du «régime de base» de la Sécurité sociale, qui dépend du gouvernement. Immédiatement FO et la CGT réagissent. «On veut nous instrumentaliser», proteste Jean-Christophe Le Duigou (CGT).

Edulcorer. Le dialogue est difficile. Toute la journée de vendredi, les cinq centrales syndicales répondent en commun aux textes soumis par la délégation patronale. Peu à peu, les aspects les plus provocateurs disparaissent: comme la clause qui prévoit la disparition des régimes complémentaires au cas où le gouvernement renoncerait à réformer le régime de base. «On n'est pas là pour liquider le régime paritaire», lâche un négociateur CFDT. Denis Kessler va reprendre la main petit à petit. En fin d'après-midi, en bras de chemise, il interpelle les syndicalistes en conférence de presse improvisée, d'un tonitruant «c'est inadmissible!». Puis, à huis clos, les tance et leur interdit tout contact avec la presse. Façon de montrer qui est le patron. A 20 h 30, nouveau projet de texte du Medef. Les patrons maintiennent le blocage des cotisations pendant dix ans, mais acceptent l'hypothèse que des cotisations «connexes» (comme celles de l'assurance chômage) puissent venir au secours des retraites. La bataille la plus dure se focalise sur l'allongement de la durée de cotisation. Plusieurs rédactions édulcorées sont proposées. Mais le principe du recours à l'allongement de la durée de cotisation reste inscrit dans le marbre, comme une «variable» qu'il faut «privilégier».

Vers 22 heures, Kessler confie: «C'est un de ces moments où l'on bifurque d'un côté ou de l'autre. Et on ne peut pas revenir en arrière.» Devant les syndicalistes, il répète: «La délégation patronale s'interroge sur les buts recherchés par les confédérations. Veulent-elles vraiment sauver le paritarisme?» La ficelle est grosse, mais elle marche. Le Duigou constate que le front syndical se lézarde. Chaque syndicat accepte un conciliabule séparé avec le patronat. La CGT quitte la salle solennellement: «C'est une des plus belles manœuvres d'esquive que le patronat aura faite», commente Le Duigou. Surtout, la CGT ne veut à aucun prix d'une proposition commune avec le patronat sur les retraites de base. Le ton est néanmoins mesuré: «Je ne condamne pas ceux qui ont préféré céder.»

Concessions. Dans la salle, les syndicalistes se battront encore quatre heures pour obtenir de nouvelles concessions, notamment pour repousser à 2003 l'échéance de l'accord. Peine perdue. De même, ils doivent faire une croix sur les cotisations non versées à l'ASF pendant le premier trimestre 2001. «9 milliards de francs remis aux entreprises, c'est rageant», fulmine un membre de la CGC.

Il est 6 heures du matin. Pour les syndicats, c'est l'heure du bilan. Jean-Marie Toulisse (CFDT) fait ses comptes: «Nous avions dit: "Pas un jour de cotisations supplémentaires." C'est fait.» Jean-Louis Deroussen (CFTC) est moins enjoué. «C'est un compromis, on échappe au projet du Medef de décembre. Nous réfléchirons.» Bernard Devy, président FO de l'Arrco, le régime complémentaire des salariés, est déchiré: «C'est la première fois que nous parvenons à un projet d'accord aussi peu ambitieux. Dans deux ans, que se passera-t-il?» D'ici là, on ne change rien.

Un nuage en moins pour le candidat Jospin
Par FRANÇOIS WENZ-DUMAS

Lionel Jospin peut dormir tranquille: la retraite à 60 ans est sauvée. Bien sûr, ce n'est que pour deux petites années. Et s'il est élu président de la République en 2002, il ne pourra plus botter en touche, comme il l'a fait en mars 2000 en créant le Conseil d'orientation des retraites. En attendant, le chef du gouvernement peut remercier le Medef et la CFDT: en parvenant samedi à un compromis sur les retraites complémentaires, les acteurs de la «refondation sociale» lui ont évité d'avoir à intervenir d'urgence pour sauver une des conquêtes sociales de 1982.

En début de semaine, les cinq confédérations vont soumettre le texte à leurs instances. Combien, au final, vont signer? Trois sans doute (CFDT, CFTC et CGC), les mêmes que pour la convention Unedic sur l'assurance chômage. Mais cette fois, le gouvernement, trop heureux de s'en tirer à si bon compte, ne leur demandera pas de revoir leur copie, même si certains détails peuvent le gêner, comme les 9 milliards de manque à gagner des cotisations ASF (qui financent la retraite à 60 ans): elles ne seront pas prélevées au premier trimestre 2001.

La CFDT signera. Elle a contraint le négociateur du Medef, Denis Kessler, à accepter ses conditions et obtenu ce qu'elle réclamait: le maintien des garanties actuelles pour le départ à 60 ans, et la possibilité de partir avant cet âge pour ceux qui ont commencé à travailler tôt. Quant à l'ouverture en 2002 de négociations entre syndicats, patronat et Etat sur une réforme d'ensemble des régimes de retraite, c'était aussi une de ses revendications. Mais pas dans les conditions que voulait le Medef, qui refusait toute augmentation des prélèvements, et exigeait un allongement de la durée de cotisation. Ces préalables ont disparu. Il ne s'agit plus que de «stabiliser les taux de cotisation pour les dix années à venir, sans exclure des redéploiements de prélèvements connexes», et de «privilégier la variable de la durée de cotisation».

La CFTC devrait aussi signer. Son bureau a émis ce week-end un avis favorable et, dès aujourd'hui, ses fédérations vont se prononcer. La centrale chrétienne est trop attachée à la gestion paritaire des organismes de protection sociale pour qu'on puisse avoir un doute sur sa décision finale. 
Pour les cadres de la CGC, le choix va être plus douloureux. L'accord prévoit que les régimes Agirc et Arrco (1) «seront rapprochés d'ici au 31 décembre 2002 pour rationaliser leur fonctionnement». A terme, c'est la fin du particularisme des cadres en matière de retraite complémentaire. Mais cette menace peut justement conduire la CGC, qui préside l'Agirc, à signer cet accord pour tenter de défendre sa spécificité.

FO présentera demain l'accord à ses instances. Il y a de fortes chances que le syndicat de Marc Blondel refuse de signer. Il perdrait du coup la présidence de l'Arrco. «On est en train de nous faire jouer le rôle d'agent électoral», a martelé son négociateur, Bernard Devy, reprochant au Medef de vouloir se servir des syndicats pour forcer les pouvoirs publics à réformer l'ensemble des régimes, privés et publics, en 2002.

C'est cette perspective qui suscite l'opposition de FO et de la CGT. Dès samedi, le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, appelait les salariés dans toutes les entreprises à organiser «des assemblées générales, des arrêts de travail», pour s'opposer à l'accord. Ce mot d'ordre risque de rencontrer davantage d'écho dans le public, où la perspective d'une réforme générale des retraites peut inquiéter, que dans le privé, dont les salariés viennent d'obtenir un sursis de deux ans.

(1) L'Agirc (cadres) et l'Arrco (non cadres) regroupent les 116 caisses qui versent le complément obligatoire du régime d'assurance vieillesse de la Sécurité sociale aux retraités du privé. 


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