La retraite, pas la déroute !

Par: Thierry Paquot
Le Monde Diplomatique, février 2001

LES mots ont souvent plusieurs sens, parfois contradictoires. C'est le cas pour « retraite » qui signifie à la fois l'« action de se retirer d'un lieu, le départ » et, depuis Montaigne, l'« action de se retirer de la vie professionnelle (1) ». Le premier renvoie à « déroute » qui contient un avant-goût de « défaite » ; quant au second, il épouse les contours méandreux de la longue histoire des luttes sociales et de leur traduction juridique. Le départ à la retraite exprime un incontestable acquis social, un droit, et s'effectue la tête haute. Il s'agit, après un certain temps de travail - qui varie selon les périodes et les accords par branches d'activité professionnelle -, de bénéficier d'une rente de situation, d'une rémunération légale « bien méritée » qui vient consacrer « une vie de labeur », comme le dit si bien le patron ou le directeur des ressources humaines lors de la cérémonie des adieux, avec quelques vibratos dans la voix... 

Remettre en cause un droit est vécu comme une injustice par son bénéficiaire, même si le contexte démographico-économique a changé depuis sa formulation et nécessite une redéfinition. La retraite apparaît, à certains, comme un bonus plus ou moins normal que la société accepte (!) de verser à des travailleurs âgés, trop âgés pour être, selon les normes de la productivité, encore rentables. 

Gênés d'être encore vivants 

CERTAINS retraités intègrent si bien cette idéologie qu'ils sont presque gênés d'être encore vivants et de coûter cher à ladite société. En même temps, cette société valorise les « jeunes » retraités aisés, car ils consomment et ainsi alimentent la machine économique, et les « vieux » retraités fortunés qu'elle rançonne dans ses maisons de retraite, pas toujours hospitalières. La publicité flatte le retraité « actif », « dynamique », qui a des « projets » et ignore celles et ceux qui souffrent du vieillissement, de l'isolement et de la dépendance. Un vieux qui est encore « jeune », présentable et propre sur lui pose moins de problèmes à la société qu'un vieux qui, tourmenté, avance inexorablement vers l'échéance fatale de son séjour terrestre. 

Les âges de la vie sont ce qui fait la continuité du temps humain. Comment pourrions-nous, et avec quels arguments, la rompre et favoriser une rupture générationnelle, aussi grave pour la société que n'importe quelle fracture sociale ou culturelle ? Une société qui spectacularise les commémorations et patrimonialise les monuments serait incapable d'honorer ses anciens, ce passé présent de nos mémoires ? Quelle indécence, quelle ingratitude et quelle misère ! La tyrannie de la nouveauté et de l'obsolescence programmée empêche le précieux télescopage des âges de la vie. Certes, on peut être irrité par le radotage d'une vieille tante ou par les manies d'un vieil oncle. Ne soyons pas angéliques, des tensions existent entre les générations et nous connaissons tous des personnes âgées abusives, acariâtres et méchantes qui empoisonnent la vie quotidienne de leurs proches. Mais l'émotion nous submerge lorsque nous évoquons les rendez-vous manqués avec ceux qui ne sont plus. Oui, il nous faut accueillir l'Autre, celui qui vient d'ailleurs, mais aussi celui qui surgit d'un autre temps, qui n'est pas vraiment notre contemporain, mais dont l'histoire nous concerne. La transhospitalité lutte contre l'âgisme, ce racisme antivieux (2), et facilite la compréhension entre les générations. 

Il ne s'agit pas, ici, d'entrer dans les calculs financiers des mécanismes des divers systèmes de retraite, mais de manifester notre hostilité à la rigidité du patronat et à sa difficulté à dialoguer. L'organisation présidée par M. Ernest-Antoine Seillière se refuse à admettre que derrière une question sociale - le financement de la retraite - se trouve une question sociétale - le rapport au temps du travail et aux temps de la vie, bien plus importante encore. En effet, l'allongement de la scolarisation et des espérances de vie (3) modifie notre conception même du déroulement de la vie. Les trois âges de l'existence humaine ont de plus en plus tendance à s'égaliser en nombre d'années. La formation tend à devenir continue et les envies de « retraite » - au sens d'une pause, d'une mise à l'écart volontaire - à se multiplier. 

Pourquoi ne pas imaginer de prendre des moments de « sa » retraite durant « sa » vie active, et inventer des chèques retraite ? Pourquoi arrêter tout du jour au lendemain et non pas entrer progressivement en retraite, comme le nageur pénètre dans la mer ? Pourquoi ne pas mieux intégrer les activités effectuées par des retraités aux autres activités ? Pourquoi ne pas associer les retraités, sur la base du volontariat et avec des compensations fiscales, à certaines actions de solidarité ? Pourquoi ne pas favoriser les échanges de temps entre « actifs » et « inactifs » ? Pourquoi ne pas préparer les salariés qui vont partir à la retraite à cette nouvelle manière d'être, à cette nouvelle relation au temps quotidien ? 

La retraite n'est pas la fin d'une activité mais le commencement d'une autre. Celle-ci participe au renouvellement même de la vie sociale et économique. C'est en cela que la question de la retraite ne se limite pas à un problème de comptabilité - complexe au demeurant -, mais dévoile une indéniable dimension existentielle. Le rapport au temps devient alors central. 

Le goût de la liberté libre 

QUE faire de ce temps pour rien ? De ce temps d'attente d'une fin tant redoutée ? Le transformer en un temps pour quelqu'un, par exemple soi, ce qui suppose une déculpabilisation eu égard aux actifs et un réapprentissage au plaisir des instants qui se succèdent sans se ressembler (4). Adopter un autre programme avec de nouveaux rythmes : faire le jour même ce qu'on a toujours reporté au lendemain ; siester allègrement ; paresser joyeusement ; transmettre sans imposer et surtout aimer ! Et bannir à jamais les verbes « gérer », « s'investir », « capitaliser »... Le droit à la retraite ne se marchande pas, il est inaliénable. Que le temps de la retraite soit celui de la délivrance de tout travail obligatoire, qu'il ait le goût de la liberté libre, pour autant que la société en facilite la jouissance à chacun. 


(1) Cf. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey, Le Robert, Paris, 1992, tome II, p. 1783. 

(2) Cf. « De la transhospitalité », Informations sociales, « L'hospitalité », n° 85, Paris, 2000. 

(3) L'espérance de vie en France, en 1994, est de 73,7 ans pour un homme et 81,8 ans pour une femme. On prévoit pour 2020 une espérance de vie de plus de 78 ans pour l'homme et de 87 ans pour la femme. Les manoeuvres, les ouvriers agricoles et les ouvriers ont une espérance de vie inférieure à celle des ingénieurs, universitaires, artistes et cadres supérieurs. 

(4) Cf. « Au ralenti. Vieillesse, mémoire, mort », par Noberto Bobbio (né en 1909), Diogène, n° 190, 2000. 


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