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Le serment du retour des Tatars en Crimée

Le Monde 

Crimee

8 mars 2006

Staline aura décidé du destin de Leman Ametov. Il a consacré sa vie à réparer l'injustice que le Petit Père des peuples a infligée à sa famille et à sa communauté, les Tatars de Crimée. Il y a soixante ans, un décret du dictateur les avait condamnés à un exil définitif dans les steppes d'Asie centrale. Tout ce temps, le retour aura été un serment chuchoté, un devoir hérité de père en fils. Quel qu'en soit le prix, il s'imposait. Au nom des siens, de ses parents disparus, Leman a donc fait de mémoire le chemin vers la Crimée, devenue ukrainienne après l'indépendance du pays, en 1991. Et des dizaines de milliers d'autres avec lui, bien décidés à refermer ce qui n'était à leurs yeux qu'une longue parenthèse. 
Plus de 250 000 déracinés ou enfants de déracinés se sont installés ou réinstallés dans la péninsule, et ils seraient encore autant à attendre le moment de boucler leurs valises. A Simferopol s'est établi un pont aérien, d'où débarquent chaque jour des familles entières avec de maigres effets. Les Tatars se regroupent dans les quartiers pauvres des villes ou dans les vallées reculées. Souvent logés dans des baraquements de fortune, ils vivent dans des conditions précaires. Le taux de chômage avoisine 60 %.

Car "sur la terre des ancêtres", d'autres ont pris leur place. Le gouvernement régional prorusse ne montre pas de zèle excessif à intégrer ces migrants. En revanche, le pouvoir à Kiev, issu de la "révolution orange" de décembre 2004, favorise leur rapatriement. Il tente ainsi de modifier l'équilibre politique dans une région qui lui est massivement hostile. Les Tatars sont parmi les rares en Crimée à avoir soutenu le changement. Leur assemblée représentative, le Majlis, dont les deux leaders sont députés au Parlement, appartient à la coalition du président Viktor Iouchtchenko.

A Yalta, dans le palais de Livadia où Roosevelt, Churchill et Staline se partagèrent le monde en février 1945, Leman traverse les couloirs ornés de photos historiques. Le gardien du musée s'enferme dans le poste de sécurité, comme s'il fallait encore échapper aux oreilles du "Guide" ou craindre son fantôme. C'est là, soigneusement claquemuré, que cet homme âgé de 59 ans raconte une autre histoire, survenue neuf mois avant les accords.

18 mai 1944, le kara gün, le "jour noir" des Tatars. Au petit matin, les agents du NKVD, l'ancêtre du KGB, réveillent brutalement les familles hébétées. Ils leur donnent vingt minutes pour rassembler quelques affaires. Crosses de fusil dans les reins, hommes, femmes et enfants sont hissés dans des camions. Les récalcitrants, les traînards, sont abattus. Les familles sont entassées dans des wagons à bestiaux. Elles partent pour un voyage de plusieurs semaines vers une destination inconnue. Les "colons spéciaux" sont transférés à 3 000 kilomètres de là, en Ouzbékistan essentiellement, mais également dans l'Oural ou au Kazakhstan. A chaque arrêt, racontent les survivants, les morts sont jetés du train.

Dès le 20 mai, un rapport au Kremlin annonce que 180 000 des 218 000 Tatars recensés en Crimée avant la guerre ont été déportés. Des dizaines de milliers de personnes ont péri pendant le transfert ou dans les mois suivants : de malnutrition, de mauvais traitements, du typhus ou devant les pelotons d'exécution. Onze mille Tatars sont envoyés en camp de travail. "La Crimée est nettoyée", affirme un message envoyé à Beria. 

Les responsables ont appliqué avec célérité le décret 5859, signé le 11 mai 1944 par le camarade Staline. Les Tatars y étaient accusés d'avoir collectivement "collaboré avec les autorités d'occupation allemandes" et "trahi la mère patrie". Environ 20 000 déserteurs auraient effectivement rejoint la Wehrmacht, par ressentiment envers les Russes. En représailles, toute la communauté est bannie.

Iikia Mamoutov, le père de Leman, n'était pas un traître. Il avait foi dans la révolution bolchevique et son chef bien-aimé. Dirigeant communiste, il avait combattu les nazis dans les rangs de l'armée rouge. Il est pourtant chassé de sa maison de Bahkchisaray et déporté avec sa femme, Ousnié Ametova, vers un kolkhoze d'Ouzbékistan. "Quand il a eu vent que se préparait l'opération, il n'a pas voulu le croire, explique Leman. En arrivant à Samarcande, il a construit une petite maison sur un lopin qui lui a été concédé. Il est devenu menuisier. Il avait perdu toutes ses illusions communistes."

Le couple ne peut s'éloigner de sa résidence, sous peine de mort. Il doit pointer régulièrement à la police. Le passeport soviétique porte la mention "tatar", comme un sceau d'infamie. Le peuple est devenu paria, sa langue est interdite, ses faits et gestes étroitement surveillés. Leman naît deux ans plus tard. Bien que toute référence en soit gommée des manuels d'histoire, il est élevé dans le souvenir du Sürgün, l'"Exil" de 1944. Il est aussi bercé dans la nostalgie d'une Crimée idéalisée. "Mon père racontait que, là-bas, l'herbe montait jusqu'à la poitrine. Les troupeaux de moutons étaient immenses. Les Tatars tiraient de leurs vignobles un nectar incomparable. Leur tabac était réputé dans toute l'Europe. Il me disait que notre peuple connaissait tous les secrets de cette terre et jusqu'au moindre méandre des rivières."

Après 1956 et le rapport Khrouchtchev, les conditions de l'exil s'assouplissent. Le père obtient en 1964 une autorisation spéciale et emmène Leman en pèlerinage sur sa terre d'origine. "Il a retrouvé sa maison. Elle était occupée par des Russes qui nous ont claqué la porte au nez en nous traitant d'ennemis de l'Union soviétique." Tout, jusqu'aux noms des lieux, a été russifié. Sept siècles de présence tatare dans la péninsule ont été rayés des mémoires. Le père et le fils reviennent "dépités" en Ouzbékistan. 

A partir de 1967, un décret ouvre un lent processus de réhabilitation. "Chaque jour, mon père espérait lire dans le journal l'annonce qu'ils pourraient rentrer", explique Leman. Il mourra sans cette joie, comme sa femme. Le fils poursuit des études, devient juriste, se marie, a deux enfants, fait sa vie. Mais n'oublie pas. "L'Ouzbékistan restait pour moi une terre d'accueil." 


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