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Blair Sommé de Rendre des Comptes sur les Morts Irakiens
Par Armelle Thoraval, Libération
Le 9 décembre 2004
Un général britannique à la retraite, trois anciens diplomates, d'éminents professeurs de santé publique, deux évêques... Ils sont 46 à avoir signé une lettre ouverte, adressée hier à Tony Blair pour lui réclamer la création d'une commission d'enquête indépendante chargée d'évaluer le nombre de morts au sein des populations civiles irakiennes depuis l'entrée en guerre, en mars 2003. Cette lettre et la qualité de ses signataires est un nouveau pépin pour Tony Blair : après les demi-mensonges sur les armes de destruction massive, le voici confronté aux fausses vérités sur les souffrances de la population irakienne. Cette lettre est le démarrage d'une campagne organisée avec toute l'efficacité anglo-saxonne. Les Britanniques sont invités à envoyer un fax à leur député ou à adresser un mail à Jack Straw, le ministre des Affaires étrangères : un site Internet permettra de suivre cette campagne.
Voici un peu plus d'un mois, The Lancet, revue scientifique internationalement respectée, se lançait dans une estimation des dégâts humains de la guerre, avec un chiffre choc : 100 000 morts. Ses enquêteurs ont effectué une comparaison de la mortalité avant-guerre et depuis mars 2003, en procédant à des interviews dans des foyers irakiens. Puis ils ont procédé à une extrapolation. Il ne s'agissait pas seulement d'évaluer les victimes des forces de la coalition, ou des «rebelles», mais de prendre en compte aussi les accidents cardiaques, la mort de jeunes enfants ou de personnes âgées ne pouvant être conduites à l'hôpital. Puis Medact, une organisation humanitaire, divulguait une enquête sur la «santé en Irak en 2004» et les «effets de la guerre», constatant une forte dégradation de la situation sanitaire. De son côté, The Iraq Body Count (IBC) (2), une organisation fondée par un militant pacifiste et un psychologue, a procédé à sa propre estimation. Ses chiffres sont beaucoup plus faibles que ceux du Lancet. Ils évaluent le nombre de morts entre 14 000 et 16 800. C'est une question de méthode : IBC procède à un comptage systématique des morts, telles qu'elles sont relatées par les médias, ce qui exclut les décès imputables au délabrement du système de soins.
Face à ces chiffres, le gouvernement britannique hausse les épaules. Et s'en tient aux données du ministère de la Santé irakien : 3 800 décès en 2004. «C'est invraisemblable, s'énerve Jane Salvage, l'une des coordinatrices de l'étude de Medact. Ce nombre est fondé uniquement sur les gens qui meurent à l'hôpital ou dont les corps sont amenés à l'hôpital. Or nous savons qu'un très grand nombre de décès ont lieu à la maison, et que les gens sont aussitôt enterrés. Les Irakiens n'ont pas d'ordinateurs, pas de système de statistiques : comment peut-on s'appuyer sur les leurs ?»
Pour Oliver Miles, ancien ambassadeur en Libye et signataire de l'appel, «lorsqu'un pays intervient ainsi pour occuper un territoire, il a le devoir de protéger la population civile. C'est une obligation que lui impose la convention de Genève de 1949. Si vous affirmez que vous respectez cette obligation, alors vous devez donner les chiffres».
La colère de Jane Salvage est à l'image de celle de l'un des coordinateurs de l'étude du Lancet, ou des fondateurs d'IBC. La campagne qui vient d'être lancée est née de leurs discussions. «Pouvez-vous imaginer que la Grande-Bretagne ou la France soient occupées, qu'il y ait un nombre de morts très important, mais que les populations ne sachent pas s'il y en a eu 8 000, 16 000 ou 100 000 ? Les plus grands doutes existent et c'est absolument extraordinaire comme situation !» ajoute Oliver Miles. Ce sont des chercheurs et des scientifiques qui exigent de savoir et non un groupuscule antiguerre. S'il résiste, Tony Blair s'expose à une nouvelle polémique sur le mensonge et l'Irak.
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