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Les patrons américains en rêvent

Par Olivier Appaix Economiste, Le Monde Diplomatique

8 novembre 2005

A l'intérieur de certaines zones rurales du Vieux Sud et dans des quartiers entiers des grandes cités américaines, l'espérance de vie est à peu près identique à celle de l'Indonésie et du Guatemala. A Baltimore, elle se situe au niveau de l'Inde (1). Dans les réserves amérindiennes et pour certaines populations afro-américaines des grandes cités de l'Est, elle est inférieure à 60 ans pour les hommes. Dans les comtés les plus riches, en revanche, on vit aussi longtemps qu'en Europe occidentale.

En 1971, la part de la richesse nationale consommée par les dépenses de santé était de 7,4 % au Canada et de 7,6 % aux Etats-Unis. Trente ans plus tard elle est de 9 % au Canada, où tous les citoyens sont couverts par les assurances-maladie provinciales, alors qu'elle atteint 14,6 % aux Etats-Unis, où près d'un sixième de la population (44 millions de personnes en 2002) ne dispose d'aucune forme de couverture. Si l'on y ajoute ceux qui, à un moment au cours des années 2002 et 2003, n'ont pas été couverts, la part de la population ayant peu ou pas accès à l'assurance-maladie s'élève 32,2 % (2) - voire plus de 40 % si l'on inclut aussi ceux qui n'ont pas une bonne couverture. Soit, dans ce dernier cas, un doublement en une dizaine d'années (3).

La croissance économique des années 1990 ne s'est donc nullement traduite par l'amélioration de l'accès aux services de soins. L'engorgement des services d'urgence et la fermeture de nombreux établissements témoignent de cette dégradation.

Face à la montée rapide des coûts liée au vieillissement de la population, à l'introduction de technologies toujours plus complexes et à l'inflation procédurière, les pouvoirs publics s'en sont remis aux « mécanismes de marché ». C'est l'apparition du managed care ou « soins contrôlés », orientant par voie d'incitations fiscales les Américains à avoir recours aux assurances privées (4). Si la croissance des dépenses a ralenti au cours des années 1990, c'est aux dépens de l'universalité de l'accès aux soins.

La santé ne constitue pas un produit de consommation courante que les « mécanismes de marché » peuvent efficacement et équitablement répartir. Un déséquilibre fondamental existe entre le niveau d'information dont disposent ceux qui produisent les services de santé et ceux qui les utilisent : la complication du système est telle que, d'après une série d'études publiées par l'université de l'Oregon, seules 11 % des personnes âgées seraient en mesure de faire un choix conforme à leur intérêt entre le paiement à l'acte et l'assurance privée (5).

L'intervention de l'Etat, qui pourrait corriger ces problèmes, demeure circonscrite aux populations en marge de la vie active. Les salariés dépendent de l'assurance médicale que leur procurent leurs employeurs, lesquels se déterminent en fonction de critères liés à la concurrence. Dans le secteur de l'automobile, par exemple, les fabricants canadiens économisent 4 dollars de l'heure par salarié en raison du coût moindre du système public.

Certains patrons américains en viendraient presque à réclamer une dose de socialisme ! En novembre 2002, les dirigeants de Ford, de General Motors et de DaimlerChrysler ont publié un texte commun affirmant : « Un système de santé public réduit de façon sensible le coût du travail (.) quand on le compare au coût d'un système privé équivalent du type de celui que les fabricants américains d'automobiles achètent auprès de compagnies d'assurance (6). »
Le coût des primes qu'ils acquittent (environ 1 200 dollars par automobile) enregistre depuis trois ans une croissance à deux chiffres, en partie induite par l'énormité des frais d'administration et de marketing - de 20 % à 40 % de l'ensemble des coûts des compagnies d'assurance (7). Les entreprises ont alors tendance à réduire l'étendue de la couverture de leurs salariés ou celle de leur prise en charge. Vingt millions de salariés à temps plein ne disposent plus d'une couverture médicale, un nombre dont chacun prévoit qu'il va encore augmenter. Quant aux compagnies d'assurance, elles n'hésitent plus à abandonner ceux de leurs clients qu'elles ne jugent pas assez rentables. Confrontées à une rude concurrence intérieure, elles s'orientent à présent vers des marchés plus rémunérateurs... à l'étranger.

Dans l'histoire des Etats-Unis, l'assurance-maladie n'a pas fait partie des priorités sociales. Dès le début du XXe siècle, la puissante American Medical Association (AMA) est intervenue pour empêcher l'action de l'Etat dans le secteur de la santé (8). Le New Deal (9) a institué un système de retraite par répartition, mais il ne prenait pas en compte l'accès aux soins. Les premières initiatives d'assurance-santé furent donc privées. La pénurie de main-d'ouvre durant la seconde guerre mondiale va inciter les employeurs à participer à ces assurances : les salaires étant bloqués par décision gouvernementale, la concurrence pour attirer les travailleurs se reporte sur les bénéfices sociaux annexes.

Il faut ensuite attendre 1965 - le président démocrate Lyndon B.Johnson disposant d'une écrasante majorité au Congrès - pour que naisse enfin un système public d'assurance-santé : Medicare (pour les handicapés et les plus de 65 ans) et Medicaid (pour les plus pauvres). Financés par des taxes sur les salaires et par divers impôts, ces programmes couvrent actuellement 70 millions de personnes. Mais, contrairement à Medicaid, Medicare ne prend pas en charge les médicaments prescrits par ordonnance. Or c'est là une dépense très lourde pour les personnes âgées qui souffrent de maladies chroniques (diabète, cancer, hypercholestérolémie, hypertension, dépression) dont la médication peut coûter plusieurs centaines de dollars par mois.

Faute d'une sécurité sociale universelle, chacun peut « choisir » de s'assurer ou non : souvent ne le font que les personnes s'estimant « à risque », ce qui réduit l'assiette des cotisations et augmente les coûts des assurances pour chacun. Ceux-ci sont d'autant plus élevés que les cotisants ne disposent pas d'une capacité de négociation collective face aux assureurs. L'explosion du montant des primes (13,9 % en 2003) effraie des millions de familles, y compris à gros revenus : dans l'Etat du Maryland, 27 % des personnes dépourvues d'assurance-maladie disposent d'un revenu familial annuel supérieur à 73 600 dollars (environ 60 000 euros). Une couverture complète pouvant coûter 1 000 dollars (800 euros) par mois, la plupart des Américains de moins de 65 ans vivant un peu au-dessus du seuil de pauvreté et ne bénéficiant donc ni de Medicare ni de Medicaid s'en passent.

Face à un système complexe, fragmenté et dénué d'une véritable cohérence, il est difficile de se retrouver dans la jungle des dispositifs prévus pour l'accès au système de soins. A telle enseigne que des millions d'enfants remplissant les conditions du programme d'assurance-maladie pour les enfants défavorisés (Children Health Insurance Program) lancé par l'administration Clinton n'en bénéficient pas - leurs familles en ignorent l'existence ou ne savent pas qu'elles y ont droit. Nombreux sont aussi ceux qui pourraient bénéficier de Medicaid mais y renoncent, déroutés par les contraintes imposées par les programmes sociaux dorénavant administrés par les Etats du fait de la décentralisation des budgets sociaux décidée en 1996 par le président Clinton sous la pression du Congrès à majorité républicaine. Le nombre de bénéficiaires des programmes d'aide sociale a baissé, depuis, de plus de 40 %.

Depuis deux ans environ, la bataille pour un plus large accès aux soins a mis l'accent sur le prix des médicaments et sur leur prise en charge par Medicare. Il s'agit d'un grand enjeu électoral, car les retraités votent davantage que les pauvres. Les gouverneurs des Etats limitrophes du Canada ont donc organisé des voyages de retraités au nord de la frontière pour y faire valider des ordonnances et acheter les médicaments à des prix inférieurs de 30 % à 40 % en moyenne à ce qu'ils coûtent aux Etats-Unis.

Les profits gigantesques réalisés depuis des décennies par les groupes pharmaceutiques aux Etats-Unis - c'est le secteur économique le plus rentable depuis plus de vingt ans - ne les rendent pas très populaires. Mais la tentative avortée de 1994 visant à élargir l'accès à l'assurance-maladie semble avoir convaincu la classe politique de la futilité d'un nouvel effort qui nécessiterait une véritable révolution contre les intérêts des lobbies (10). Signée par le président Bush, la loi de décembre 2003, qui vise à offrir une prise en charge par l'Etat de certains médicaments pour les bénéficiaires de Medicare à partir de 2006 (11), permet de répondre au mécontentement croissant des personnes âgées devant le prix de leurs ordonnances.

Mais cette loi, dont la complexité est extrême, constitue aussi un gigantesque cadeau fait à l'industrie pharmaceutique, à laquelle l'Etat n'impose aucune contrepartie pour les remboursements qu'il prendra à sa charge. Le fardeau budgétaire annoncé au départ (plus de 400 milliards de dollars pour les dix années à venir) a déjà été réévalué de 30 % à 40 %, ce que la Maison Blanche a préféré dissimuler afin de garantir le passage (de justesse) de la loi l'année dernière.

Pour remédier aux insuffisances les plus criantes, des initiatives de compensation sont prises en ordre dispersé. Ainsi 39 % des médecins aggravent leurs diagnostics afin d'assurer une meilleure couverture à leurs patients. Du même coup, ils se prémunissent ainsi des procès qui leur sont intentés en erreur médicale : les tarifs de leurs assurances contre ce risque explosent dans certains Etats, provoquant même des migrations professionnelles vers des cieux moins gourmands. Les patients qui n'ont pas accès aux caisses de résonance politique et médiatique, comme les Amérindiens, bon nombre d'Afro-Américains et d'immigrés de souche récente, demeurent, eux, sans recours.

Bénéficiant à Washington d'une influence prépondérante grâce à ses énormes efforts de lobbying (12), l'industrie pharmaceutique n'a pas hésité à attaquer en justice les Etats disposés à réglementer le prix des médicaments. En mai 2003, une décision de la Cour suprême a toutefois donné raison au Maine, qui avait décidé de franchir le pas. D'autres Etats sont en train d'agir : l'Oregon, le Wisconsin et le Maryland. Mais les lobbies de l'industrie de la santé savent étouffer la contestation. Lorsque les électeurs du Massachusetts ont été consultés par référendum en 2000 sur l'établissement d'un système public universel, les promoteurs de l'idée, pourvus d'à peine quelques dizaines de milliers de dollars pour les besoins de leur campagne, ont fait face à des adversaires disposant de 5 millions de dollars essentiellement fournis par des assureurs privés.

Les écrans ont vite été envahis de spots montrant des hommes et des femmes en blanc, à l'air très respectable (« votre médecin », « votre infirmière »), qui s'emportaient contre l'« atteinte à la liberté » que représentait selon eux l'intrusion du big government dans un domaine relevant du choix privé. Les partisans du « oui » partaient bons gagnants dans les sondages. Le « non » l'a finalement emporté par 55 % des voix.


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