|
Maltraitance à la Maison de Retraite : La Dérive des Soignantes
By Delphine Chayet, Le Figaro
October 2, 2004
Depuis six mois, elles formaient l'équipe de nuit. Une aide-soignante et une infirmière, toutes deux âgées de 44 ans, toutes deux expérimentées, en binôme pour prodiguer les soins au troisième étage de la maison de retraite Pierre Brunet. Véronique Boulanger et Corinne de Crock sont aujourd'hui emprisonnées. Le 23 septembre, les deux soignantes ont été mises en examen, respectivement pour «coups mortels ayant entraîné la mort sans intention de la donner» et «non-dénonciation de crime». Il leur est aussi reproché d'avoir insulté et brutalisé douze patients, âgés ou très dépendants, en résidence au centre de cure médicalisée. «Leur dérapage, après une carrière apparemment sans accroc, est encore un mystère», confie une source proche de l'enquête.
Corinne de Crock est l'infirmière. Une femme seule, blonde, petite et ronde, qui «a choisi la gériatrie par vocation il y a vingt-deux ans», souligne son avocat, Me Didier Robiquet. Elle est la dernière enfant d'une fratrie de seize, dont deux sont morts à la naissance. Après une enfance passée à la campagne, dans une famille de mineurs «unie, pauvre et dure à la tâche», la jeune femme se hisse sur l'échelle sociale. Corinne de Crock sort tout juste de l'école lorsqu'elle est embauchée à Pierre Brunet. Le centre vient d'ouvrir ses portes, l'infirmière a 22 ans.
«Véronique Boulanger aussi a toujours travaillé dans cette maison de retraite», indique son défenseur, Me Philippe Lété. L'aide-soignante est une petite brune, «simple et discrète». «Gentille, très à l'écoute, elle ne faisait jamais parler d'elle», confie un voisin de la famille, bouche bée. Célibataire et sans enfant, Véronique Boulanger vit chez ses parents dans un lotissement calme tout proche de la maison de retraite. Elle consacre ses jours au repos et à son chien. Ses nuits, au travail.
En novembre 2003, Corinne de Crock demande les horaires de nuit, un rythme «qui lui permet notamment de s'occuper de sa soeur aînée handicapée», selon Me Robiquet. Elle rejoint Véronique Boulanger, agent de nuit depuis 1991. Le tandem se plonge dans une routine peu gratifiante, sept nuits d'affilée passées autour des 80 résidents du troisième étage, suivies d'une semaine de congé. Corinne de Crock a une double casquette : infirmière responsable de l'ensemble du bâtiment, elle est aussi aide-soignante du 3e étage.
Ce lundi 6 septembre au matin, l'appel d'un patient tétraplégique au secrétariat du centre alerte pourtant la direction de la maison de retraite. L'homme, une soixantaine d'années, cloué au lit, signale le comportement discourtois des soignantes de nuit du troisième étage. Il se plaint «des propos humiliants» et «des brimades» qui lui sont, chaque soir, infligées. Attaché dans des positions inconfortables et douloureuses, le patient souffre le martyre et ne peut dormir, confie-t-il. Le jour même, à 23 heures, une visite surprise est organisée dans le service.
«C'était vrai», relate avec amertume Jean-François Cros, directeur adjoint de l'hôpital d'Arras dont dépend la maison de retraite. Élargie aux chambres voisines, l'enquête interne permet bientôt d'identifier trois autres résidents, dont certains ne sont pas en état de parler, tous victimes d'abus flagrants de contention, d'insultes ou de gifles. Dans la foulée, la Direction départementale des affaires sociales du Pas-de-Calais et le parquet du tribunal de grande instance sont saisis. Véronique Boulanger et Corinne de Crock sont suspendues.
Les contours du traitement imposé à douze pensionnaires au moins se précisent au cours de l'audition des deux agents. «Les policiers découvrent des coups, des insultes et des brusqueries, des portes claquées pour empêcher de dormir, des contentions exagérées et un cas de couches sales frottées contre le visage d'un patient», détaille une source proche du dossier. Le personnel se met, lui aussi, à parler. L'équipe de jour se rappelle maintenant avoir remarqué, en prenant la relève, la présence d'hématomes sur les corps des personnes âgées. La direction n'en a jamais été informée. L'administration de somnifères sans prescription revient aussi à la mémoire des collègues du troisième étage - une confidence qui conduit à la mise en examen des deux soignantes pour «administration de substances nuisibles». «Il y avait bien des rumeurs de couloir depuis quelques mois, un climat étrange dans le service, résume Étienne Martinot, délégué syndical FO. Pourtant, rien ne remontait.»
Le 22 septembre, Véronique Boulanger craque. L'aide-soignante avoue aux policiers avoir fait tomber une résidente de 90 ans, alors qu'elle la changeait, en «tirant trop violemment sur son alèse». Remise dans son lit par les deux agents, Isabelle Copin mourra deux heures plus tard sans avoir reçu de soin. «Ce ne sont pas des coups mortels mais une maladresse dont on ne sait encore si elle est à l'origine de la mort», souligne Me Lété. Le corps de la vieille dame, exhumé mercredi du cimetière de Ransart où elle reposait, est en cours d'autopsie.
D'emblée, chacune reporte la faute sur l'autre. Véronique Boulanger dénonce une partenaire «autoritaire et dominatrice». «Pour les personnes âgées, c'est bien la blonde qui était méchante», insiste Me Lété. Sans accabler l'aide-soignante, Corinne de Crock décrit toutefois sa camarade comme «une femme en état alcoolique ou d'excitation due à ses tentatives de sevrage», dit-elle. «Elle était la seule infirmière à accepter de travailler à ses côtés, note Me Robiquet. Elle voulait l'aider.» L'addiction de Véronique Boulanger, qui remonte à une dizaine d'années, est bien connue du service. La médecine du travail lui a même donné un congé en juillet, avec obligation de se soigner.
Ainsi, pour la première fois, l'aide-soignante s'est fait remarquer. Car le dossier administratif des deux agents rend compte d'un parcours professionnel sans incident. «Véronique ne rechignait pas au travail, se souvient même Étienne Martinot. Elle était toujours d'accord pour remplacer au pied levé le personnel qui manquait». «Corinne donnait tout à son métier. Cela se sentait», raconte de son côté Maryline Saalbach dont les parents ont été soignés, l'un après l'autre, au V 240. «Gaie et très attentionnée avec les anciens, elle était toujours du côté de l'amélioration des soins», dit-elle.
En février pourtant, un indice du relâchement de l'infirmière se révèle. Convoquée en entretien par sa hiérarchie, Corinne de Crock est fermement rappelée à l'ordre. «Elle avait tenu des propos agressifs et insultants envers des résidents et leur famille, mais aussi contre des collègues», explique Jean-François Cros.
«Corinne était-elle au bout du rouleau ?, se demande Maryline Saalbach, qui a vu l'infirmière pour la dernière fois il y a deux ans. S'est-elle lassée de la dégradation progressive des conditions de travail ?»
A ses avocats, Corinne de Crock raconte son sacerdoce, l'isolement et la pénibilité des nuits au troisième étage. Il y a «les vieillards qui errent dans les couloirs, qui crient, qui arrachent leurs couches ou mangent leurs excréments», détaille Me Robiquet. Ce sont au total une trentaine de patients incontinents qu'il faut changer, chaque nuit. «Et il n'y a aucun médecin de garde», s'insurge Me Lété.
«Elles ne se plaignaient pourtant jamais de leurs conditions de travail, note Étienne Martinot, qui allait parfois à leur rencontre la nuit. Véronique et Corinne n'étaient ni râleuses ni revendicatives.» Aussi, les enquêteurs cherchent-ils désormais dans le lien entre ces deux femmes la clé des maltraitances perpétrées à Pierre Brunet.
|
|