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L'appel de huit vieux en colère par
Françoise Héritier, l'Abbé Pierre, L'Express France 27
octobre 2005 Pour
la première fois, huit personnalités exigent de s'exprimer publiquement
et collectivement en tant que «vieux» - et elles tiennent à ce terme. Réunies
par le Conseil national pour les personnes âgées, qu'elles n'engagent
pas par ce texte, elles revendiquent de faire entendre leur expérience et
la sagesse que l'on acquiert avec les années. Non pour défendre la cause
des seniors, mais pour secouer la société française. L'Express publie
leur appel en exclusivité Deux
idées ont inspiré cette initiative: radio et télévision invitent à
participer à leurs débats des représentants de tous les âges de la vie
et de tous les milieux sociaux. Jamais des «seniors». Les radios qui prétendent
s'adresser à eux les méprisent souverainement. Leurs fringants
animateurs (trices) ignorent et veulent tout ignorer des problèmes des
vieux, à qui on permet juste de demander des disques. Sans nous imposer,
nous voulons donc faire acte de présence. Nous
avons, pour la plupart, appartenu à des formations politiques différentes,
souvent opposées. Sommes-nous capables de nous délester des partis pris
que nous avons laissé macérer et de repenser entièrement, sans rien
renier, ce qu'on nous a inculqué? Pouvons-nous faire valoir notre expérience,
en privilégiant le bon sens, notre valeur commune après nous être réclamés
jusqu'ici de la droite, de la gauche ou du centre? L'âge ne permet-il pas
de viser au dépouillement et, de là, à l'objectivité, même si
celle-ci n'est jamais entièrement accessible? C'est un pari difficile que
nous pouvons tenter avec ce panorama des préoccupations contemporaines. «Les
convictions que nous espérons faire partager ne peuvent s'accommoder de
certitudes» La
Première Guerre mondiale de 1914 à 1918 devait être la dernière. Tous
les ans, quand on la commémore, chacun affirme qu'il s'agit d'une
boucherie inutile. La Seconde Guerre mondiale de 1939 à 1945 aussi devait
être la dernière et beaucoup se sont sacrifiés pour qu'il en soit ainsi.
Mais les foyers de guerre se multiplient, souvent sans qu'on en connaisse
l'objet réel. Des dizaines de milliers de morts ont été ensevelis dans
les charniers de la guerre du Golfe et du Kosovo parce qu'il fallait éliminer
un dictateur et imposer la démocratie aux Etats de la région. Rien n'a
changé, les dictateurs pérorent et la démocratie attend sur le seuil de
ces Etats totalitaires. Il
est grand temps de proclamer, de hurler si nécessaire, que la guerre est
le mal absolu - quels que soient ses prétextes - qu'elle ignore toute
morale, tout état de droit, qu'elle ne règle rien à long terme. Elle
donne la victoire au plus fort, qui ne représente pas forcément la cause
la plus juste: Hitler a remporté la guerre de 1939-1940. Comme nous
n'avons plus d'ennemi potentiel, faut-il nous armer plus que tous les pays
du monde. à tout hasard? Il
y a aujourd'hui des méthodes, des moyens techniques de défense refusant
autant que possible d'anéantir les personnes, qu'il faut expérimenter et
dont la résistance des cheminots durant l'Occupation peut fournir un
exemple. Nous ne renions pas pour autant la violence ayant contribué à
chasser les nazis et nous respectons profondément ceux qui, sous
l'uniforme, se sont sacrifés ou sont prêts à se sacrifier si le pays
l'exige. Mais le monde a changé. Il n'y a plus de «guerre froide» ou
d'ennemi potentiel. Tous les peuples aspirent à la paix. Pierre
Messmer, Premier ministre du général de Gaulle, affirmait que le service
militaire ne servait plus à rien. Jacques Chirac, avec courage, a
sanctionné cette évidence. Il faut aller plus loin, avec plus de courage
encore, mettre la guerre hors la loi, sinon nous n'aurons pas lieu d'être
fiers du monde laissé aux générations futures. On
évoque le «nucléaire» sans discernement. Pour le nucléaire civil, le
débat est ouvert, en tenant compte de son économie et de sa
non-pollution, comme du problème posé par ses déchets. C'est d'abord un
problème politique et, les problèmes politiques, nous laissons les
responsables les traiter sans nous en mêler. Ne nous préoccupant ici que
des incidences morales, nous disons clairement qu'il faut renoncer au nucléaire
militaire. Comme l'ont exprimé les plus hautes autorités morales,
religieuses notamment, un pays civilisé ne peut envisager de détruire
des populations civiles par millions. Le danger vient aujourd'hui de la
prolifération nucléaire et du terrorisme, mais ce n'est pas avec une
bombe atomique qu'on peut y faire face. Le
plus solennel imbécile de tous les temps est celui qui imagina le slogan:
«Si vis pacem para bellum», «Si tu veux
la paix prépare la guerre». C'est aussi raisonnable que d'affirmer «Si
tu veux la justice, multiplie les injustices» ou «Si tu veux l'amour,
cultive la haine». Bien évidemment, «Si tu veux la paix, prépare la
paix»! La France avait, il n'y a pas si longtemps, un ministère de la
Guerre. Pourquoi ne pas instaurer un ministère de la Paix? Et réunir en
un ministère de la Sécurité toutes les forces dépendant aujourd'hui de
l'Intérieur et de la Défense, avec des moyens efficaces et modernisés
pour maintenir la paix, la paix seulement, avec un minimum d'armement. Des
têtes plombées, pour justifier le superarmement dont elles rêvent,
ruineux et inutile, osent encore évoquer notre «rang de grande puissance
dans le monde». Ont-elles oublié ce qu'est réellement la France et
pourquoi certains s'obstinent à l'aimer, ici et au-delà des frontières?
L'Allemagne, le Japon, l'Italie, l'Espagne sont-ils des nations négligeables?
Où est leur armement nucléaire? Et n'est-ce pas justement son absence
qui a permis le développement de leur économie? La justice et la liberté
n'ont aucun besoin de la bombe atomique. Au contraire. La
justice, nous devons, d'abord, l'assurer chez nous. Les dispositions
nouvelles - cours d'assises d'appel, contrôle du pouvoir sans partage du
juge d'instruction, respect du secret de l'instruction et de la présomption
d'innocence - sont judicieuses. Mais personne n'ose encore évoquer
l'essentiel. La justice française reste inspirée par la volonté de
sauvegarder la société de Napoléon. Elle est devenue une institution de
répression, comme si la police n'y suffisait pas. D'où le contraste,
dans le prétoire, entre les places assignées au procureur chamarré,
juché sur son prétoire, et à l'avocat en contrebas. Dans la mesure où,
en réalité, l'instruction et l'enquête policière se font à charge, dénichant
et exploitant tous les motifs de culpabilité, ne pourrait-on se passer
d'un accusateur public à l'audience? La
vengeance doit, hélas! l'emporter. Quelle que soit la condamnation des
coupables, les victimes se précipitent devant micros et caméras pour en
exiger davantage. On les comprend, mais la justice n'a pas à être
influencée par la surenchère. La civilisation chrétienne, dont notre
nation se réclame, ne suggère-t-elle pas pardon et rédemption? On ne
peut l'espérer tant que les coupables ne sont pas assujettis à la réparation
ni au dédommagement des victimes, notamment par le travail. Aujourd'hui,
sortant de prison, les truands retrouvent souvent leurs magots. Il
était temps qu'on dénonce nos prisons, indignes d'un pays civilisé.
Mais qui en est responsable, sinon l'administration pénitentiaire qui
s'en contente sans que ses dirigeants aient jamais protesté et les juges
qui embastillent sans se préoccuper de la suite? Le bracelet électronique
permettrait déjà de désencombrer les prisons. Des esprits pointilleux y
voient une atteinte aux droits de l'homme, pas moins. Il y a une solution:
qu'on donne aux condamnés le choix, prison ou bracelet. Des
débats sans fin visent la fonction publique et l'on se bat, ici encore,
à coups d'affirmations abstraites. Trop ou pas assez de fonctionnaires et
de services publics? On ne voit pas pourquoi l'Etat accapare tant
d'entreprises que le privé pourrait gérer aussi bien, moyennant un
rigoureux cahier des charges. On ne voit pas davantage pourquoi le ministère
de l'Agriculture s'enfle de fonctionnaires alors que le nombre
d'agriculteurs diminue. Le ministère des Anciens Combattants, attribué
lors des formations des gouvernements afin de satisfaire des dosages
politiques, ne sert plus à rien. Un office suffirait pour veiller à la
distribution équitable des pensions. Mais
les infirmières aussi sont des fonctionnaires, et il en manque. Ce qui
nous ramène à la misère des hôpitaux publics. Jusqu'à quand va-t-on
exiger que la santé publique et la Sécurité sociale soient rentables,
qu'on trie les malades ayant accès à un traitement lourd et onéreux?
Demande-t-on à l'enseignement public, à la défense nationale, aux ponts
et chaussées d'être rentables? Quand l'Etat se consacrera exclusivement
à ces tâches essentielles, il fera en sorte que tous les citoyens soient
soignés comme ils doivent l'être, sans lésiner. Est-il acceptable que,
en un temps de croissance économique, des Français en grand nombre ne
puissent renouveler leurs lunettes ou acheter l'indispensable prothèse
dentaire? Ces
problèmes sont parfois abordés par les organisations syndicales.
Celles-ci seraient plus crédibles si, après avoir admis le caractère aléatoire
de leur représentativité, elles veillaient à ce que les intérêts catégoriels
qu'elles défendent n'aillent pas à l'encontre de l'intérêt général.
Il est aussi temps de les inviter à un effort d'imagination et de générosité
concernant les grèves. Le droit de grève permet de ne pas travailler,
non de forcer autrui à cesser son travail. Les grèves des services
publics deviennent insupportables. On ne peut accepter plus longtemps
qu'un petit nombre interdise à des vieux et à d'autres victimes de se
rendre à un examen médical ou de recevoir un mandat salvateur. L'autorité
de l'Etat doit ici s'imposer. Nous
savons produire mais nous ne savons pas encore distribuer équitablement.
Quand les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres de plus en
plus pauvres, ce sont les fondements de la société qu'il convient de
modifier. Mais, nous l'avons dit, nous nous abstenons ici de toute
incursion directement politique. Nous sommes convaincus que, dans toutes
les formations politiques, il existe des hommes de progrès désireux de
doter la société de plus de justice et de liberté. Pour que cela
advienne, il faut une vie démocratique où le pouvoir n'est pas imposé
aveuglément mais accordé par les collectivités de base. Cela implique
l'information et l'éducation de tous les citoyens. Il n'est pas
acceptable que la plupart ignorent ce qui fonde la politique nationale: la
répartition du budget national. Il
est dommage que les partis se croient obligés de s'injurier pour
justifier leur spécificité, leur existence même. Il est tout aussi
dommage que, lorsqu'un homme politique obtient une fonction, il consacre
ses efforts à atteindre la fonction supérieure. Il
faut revenir à la souveraineté démocratique, aujourd'hui représentée
par le Parlement. Comment permettre à quelques hommes nommés, et non élus,
de censurer ses décisions? Si le Conseil constitutionnel les dit
anticonstitutionnelles, c'est la Constitution qu'il faut changer ou rendre
mobile, non la volonté populaire. De
même, des juges - pas davantage élus - ne devraient pas pouvoir
prononcer l'inéligibilité d'hommes politiques. Aux électeurs de dire
par leur vote si les faiblesses ou les fautes de leurs représentants
doivent être sanctionnées. L'importance
prioritaire donnée au Parlement devrait permettre à celui-ci de préserver
sa dignité. Quand va-t-on mettre fin à ces ridicules «questions au
gouvernement», transmises avec piété par la télévision? Que le
gouvernement soit de gauche ou de droite, les députés de la majorité
n'interviennent que pour lui servir de faire-valoir avec les questions les
plus démagogiques ou les plus obséquieuses, évidemment préparées d'un
commun accord. Quant aux députés de l'opposition, ils se moquent de la réponse.
Seule la question les intéresse, qu'ils n'hésitent pas à reformuler même
quand un de leurs collègues l'a déjà posée. Ce qui compte, pour eux,
c'est que le Journal officiel la rapporte et
qu'ils en fassent part à leurs électeurs. Nous
ne sommes pas obnubilés par les problèmes qui nous concernent
directement et nous sommes tout aussi préoccupés par ceux qui touchent
les jeunes des banlieues. Des voitures flambent, des vols à la tire se
multiplient et les racistes invétérés de dénoncer une France «multiculturelle»
qui serait incompatible avec. l' «âme de la France». Ils n'y
comprennent rien, car ils ignorent la grandeur des civilisations arabe,
berbère et asiatique et feignent de ne pas voir que ces jeunes les
ignorent tout autant. Ces derniers n'apportent aucune culture puisqu'ils
sont entièrement déculturés. Il suffit d'entendre leur langage débile.
Et l'on peut se poser des questions sur les enseignants qui les
abandonnent dans cet état après de longues années de scolarisation.
S'il ne s'agit pas d'incompétence mais d'un manque de moyens, qu'ils le
disent. Les
exactions sont à sanctionner sévèrement. Mais la répression sans prévention
est sans effet. Ces jeunes désaxés n'ont souvent rien pour se distraire
et s'enrichir l'esprit. Depuis Simone Veil, tous les ministres en charge
de la Ville annoncent le déblocage de fonds importants pour les banlieues
en souffrance. Où et quand ces jeunes ont-ils pu en bénéficier? Enfin,
il semble nécessaire de guérir la France de sa congestion cérébrale et
de faire entendre davantage la province, riche d'innovations trop discrètes,
où germent la plupart des initiatives sociales et culturelles les plus
aptes à faire sortir notre société de sa torpeur, de son égoïsme et
de son manque d'imagination créatrice. Les
convictions que nous espérons faire partager ne peuvent s'accommoder de
certitudes. Le doute doit rester au cour de tout homme de bonne volonté.
Les certitudes, nous avons eu hélas l'occasion et le temps de le
constater, conduisent à l'intolérance et celle-ci, inéluctablement, au
totalitarisme, quelle que soit sa dimension et sa portée. Sans
doute ne verrons-nous pas la société plus cohérente et enfin
fraternelle que nous prônons: nous passerons bientôt le relais. Que ceux
qui veulent bien participer à notre quête et à notre réflexion nous écrivent:
nous avons encore beaucoup à faire. Et si nous suggérons une large
alliance, ce n'est pas pour nous enfermer douillettement dans le ghetto du
grand âge. Si des jeunes s'associent à notre appel, qu'ils soient les
bienvenus et remerciés. Ils nous aideront à admettre que cet appel ne
sera pas trop vain ou fugitif. Nous avons seulement proposé des pistes
nouvelles ou à régénérer, et tenté de démontrer modestement qu'il
est des vieux ne se préoccupant pas uniquement de leur retraite. Les
signataires: - Françoise Héritier anthropologue, professeur honoraire au Collège de France,
membre du Comité consultatif national d'éthique et de l'Académie
universelle des cultures
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