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Foyers pour personnes âgées de Bab Ezzouar et de Dely Ibrahim : des vies disloquées, des jours qui se ressemblent
Par Rachida Merkouche, la Tribune
Algerie
8 novembre 2005
Ils se sont retrouvés un jour abandonnés à leur sort. Sans famille, sans soutien.
L'affection a déserté le coeur de ceux qui les ont aimés autrefois. Ils sont devenus une charge parce que l'âge les a trahis, les laissant sans défense. Pour certains, parce que leur handicap est devenu trop
pesant.
On se décharge alors de la responsabilité de ces personnes devenues trop aigries, trop grincheuses ou trop dépendantes. On leur impose une famille de substitution, puis on s'en lave les mains : l'Etat s'en
occupera.
Le fils, le frère ou la soeur, parfois même les parents, s'éloignent peu à peu de cet être gênant et deviennent des étrangers, les liens se disloquent. Commence alors une nouvelle vie. Anonyme, parmi d'autres soi-même que le sort a réunis, où on ne se sent ni seul ni en
famille.
Lorsqu'on évoque cette frange de la population, on pense inévitablement aux centres pour personnes âgées de Bab Ezzouar et de Dely Ibrahim. Ils sont là, pour la plupart, depuis très longtemps. Assis dans la cour ou somnolant dans leurs chambres, ils égrènent les
jours.
Ahmed est pensionnaire du centre de Bab Ezzouar «depuis 12 ou 13 ans». Assis sur ses béquilles, le pantalon relevé sur le moignon d'une jambe amputée, il grignote on ne sait quoi. On le dit déficient mental, mais cet homme de 77 ans (il nous donne sa date de naissance exacte) qui s'exprime correctement en français se souvient des moindres détails de sa vie, aussi bien antérieure que postérieure à «la bombe de Baraki» qui a emporté sa jambe. D'hôpital en hôpital (Zmirli et Tixeraïne), il s'est retrouvé ici, par la grâce d'une de ses soeurs. Sans femme ni enfants, il avait toujours vécu entre frères et soeurs, avec un intermède en France dans sa prime
jeunesse.
«J'y ai travaillé dans la filature», affirme-t-il. Quelqu'un relève que les visites de la soeur se font rares depuis quelque temps. «Elle venait pour une question d'héritage parce qu'il fallait qu'il soit présent»,
indique-t-on.
«J'ai eu une vie de touriste, une vie d'artiste», lance Ahmed avant de se raviser : «J'ai perdu 50 ans de ma vie à cause des guerres et de la maladie.» Coiffé d'un «bob», l'allure fière, Rabah rentre juste d'un déplacement à Bouira où résident son frère et sa soeur auxquels il rend visite «une à deux fois par mois». Dans sa chambre où il a le «privilège» de loger seul, des fauteuils, un frigo et même des rideaux agrémentent son
quotidien.
«Je n'ai pas de logement, je n'ai rien»
«Je suis ici depuis 9 ans. Les circonstances ? Ce sont celles de tout le monde. Je n'ai pas de logement, je n'ai rien.» Il se rappelle qu'il a hérité d'un lopin de terre, mais ce dernier a été réquisitionné par une entreprise nationale qui y a fait passer une conduite de gaz, avec l'interdiction d'y construire à 70 m de part et d'autre de la
conduite.
«Je ne sais pas à qui m'adresser pour être indemnisé. Je voudrais juste un endroit où poser une baraque.» Rabah a vécu 28 ans en France où il s'est marié, a eu deux filles puis a divorcé. Sa famille est restée là-bas, lui est rentré au pays. «C'est la vie», conclut-il sans amertume. La vie. Celle de Fliou Ahmed s'est disloquée après le décès de son épouse en 1993, sa mise à la retraite anticipée en 1997 et, pour finir, la séparation avec son unique enfant, son fils de 23 ans, à l'issue d'un conflit. «Je suis sorti de l'entreprise avec 4 000 DA alors que je payais un loyer de 2 500 DA pour une pièce-cuisine.
N'en pouvant plus, j'ai mis mon sort entre les mains de la police de laquelle j'ai reçu une lettre pour Diar Errahma.»
C'est un homme à la force de l'âge, aigri, qui raconte ses déboires : son départ «forcé» à la retraite à 50 ans «tandis que les autres y sont toujours [dans l'entreprise]», ses problèmes avec «une employée de l'accueil à Diar Errahma» à l'origine, selon lui, de son transfert il y a un an et demi dans ce centre, la rupture avec son fils qui est hébergé chez sa tante
maternelle.
«Nous avions des mentalités différentes et nos rapports étaient conflictuels», relève-t-il avant de constater : «Il n'est pas venu me voir depuis une année.» Dans une des chambres, un micro-ordinateur et des livres. Leur propriétaire n'est pas là. On nous dit que c'est un journaliste-écrivain, sans
nous préciser dans quelles circonstances il s'est retrouvé ici. Emile-François Vanvooren est français. Il affirme avoir partagé, pendant 36 ans, le quotidien d'une famille qui l'a hébergé à Belcourt. «A la mort du chef de famille, le fils m'a mis à la porte en dépit des protestations de sa mère. J'ai passé des nuits dehors, dans des voitures, avant qu'un ami me trouve une place dans ce centre. J'y suis depuis 5 ans.» Malgré cette «expulsion», les photos des trois membres de cette famille qu'il a longtemps côtoyée ont leur place sur l'un des murs de la chambre. Des murs entièrement recouverts de posters d'artistes algériens et étrangers et de divers objets (briquets, sacs en carton, poupée, foulard de scout, Coran ), «des cadeaux» que reçoit cet homme de 73 ans qui s'est fait beaucoup d'amis durant sa longue existence. Il sort un album de photos d'une armoire bien rangée pour appuyer ses dires. Celui que tout le monde ici appelle M. Emile exhibe des photos où on le voit en tenue de clown.
«J'ai exercé au cirque Amar», nous dit-il, tout en nous montrant sur son visage des séquelles d'une maladie de la peau dont il a été opéré. «C'est dû aux produits chimiques»,explique-t-il. Une autre photo le montre en tenue de combat, lorsqu'il a interprété un rôle dans le film intitulé Décembre aux côtés de Sid-Ali Kouiret. En fait, une vie semée aux quatre vents, mais l'homme semble ne rien regretter. Le sourire qu'il affiche en permanence et ses boutades, sa belle forme en dépit du jeûne qu'il observe semblent le prouver. Au moment de notre arrivée au centre de Dely Ibrahim, une vieille femme impotente venait d'y être ramenée, en pleurs. Elle est transportée sur sa chaise roulante dans une chambre où l'attend un lit vide. On nous fait comprendre que ce sont ses voisins qui ont agi parce que cette personne habite seule, «coupée de sa famille», et est devenue dépendante.
«Je veux mourir chez moi»
Certains se demandent si réellement cette femme et cet homme sont des voisins et non des proches. «Vous allez vous habituer à nous», lui disent les employées, alors qu'elle pleure toujours. «Je veux mourir chez moi», répète-t-elle sans cesse. «Faites attention à elle sinon nous l'aurons sur la conscience», lance une femme aux membres du personnel qui entourent la nouvelle pensionnaire. Pas pour longtemps, puisque ses accompagnateurs sont revenus sur leurs pas avant la sortie. Sans doute choqués par son état, ils l'ont sortie pour l'emmener chez elle. Regroupées autour de la télévision dans le large hall qui fait office de salon, les autres pensionnaires assistent à cette scène douloureuse.
Chacune l'a peut-être vécue, même venue toute seule. C'est le cas de Fatima qui est dans ce centre depuis 22 ans, pour fuir sa belle-fille. «J'avais marié mon fils unique, il venait de finir son service national. Il avait tout juste 22 ans, mais j'avais hâte de le voir marié. Je travaillais le jour à la wilaya et la nuit dans un hôpital.
Sa femme n'a pas tardé à m'avoir dans le collimateur et pour ne pas envenimer la situation, j'ai préféré sortir de leur vie.» Son fils l'a récupérée quelque temps plus tard, mais pour l'emmener chez sa belle-famille. «Il ne me l'avait pas dit, et lorsque nous y sommes arrivés, je me suis enquis de notre maison pour m'entendre dire qu'il l'avait vendue. Je suis partie alors chez ma soeur. J'y suis restée 8 mois avant de revenir ici. J'étais dans un tel état de vulnérabilité que je n'ai pas pu supporter les mots blessants de ma nièce.» Si elle est venue, elle aussi, de sa propre initiative, il y a 10 ans, les circonstances étaient différentes pour Benmouma Sakina, aujourd'hui âgée de 80 ans. Elle nous raconte que sa stérilité l'avait poussée à ramener une co-épouse pour assurer une descendance à son mari. Mais les relations sont aussitôt devenues conflictuelles entre les deux femmes. «Elle a tenu à ce que je parte, mais mon époux ne m'a pas abandonnée et m'a pris une location. Il a partagé son temps entre nous deux, mais lorsqu'il est tombé gravement malade, c'est elle qui l'a abandonné à l'hôpital. Je l'ai sorti et ai pris soin de lui jusqu'à sa mort quelques mois plus tard.» Les aléas de la vie ont fait qu'à la suite d'une mauvaise chute, la vieille Sakina ne pouvait plus continuer à rester seule et à s'occuper d'elle-même. Vingt-six ans d'hébergement pour Hafida, cette vieille de 70 ans, déficiente mentale, que beaucoup de gens connaissent à travers les reportages de la télévision : On nous fait savoir qu'elle aime parler aux journalistes ! «Que celui qui ne veut pas me voir à la télé m'emmène chez lui», lance-t-elle. Allusion à ses proches ? «Ma famille m'ignore, je n'en ai que faire. C'est ici ma maison. Où voulez-vous que j'aille ?
Dans la rue ?» ajoute-t-elle. Déficiente mentale elle aussi, Atika ne sait pas depuis quand elle est là ni combien elle est restée au centre pour enfance assistée. «Ma mère m'a abandonnée à 14 ans dans la rue. Elle est française. Elle est partie en emmenant mon frère et ma soeur»,
affirme-t-elle.
«Elle divague. C'était une enfant assistée qui a dû passer son existence entre nourrices et centres de l'Etat», nous
dit-on.
Pour toutes ces femmes et ces hommes, la vie s'écoule loin des leurs, les jours se ressemblent. Dans un coin de leur coeur se trouve encore, peut-être, une place pour ce frère, cette soeur, ce fils ou cette mère qui ont choisi un jour de se défaire d'un membre encombrant ou de pousser celui-ci à un exil particulier.
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