Il n’arrêtait pas de se promener d’Est en Ouest, sur le trottoir de la rue Ontario, puis revenait sur ses pas, en gesticulant et en grommelant des paroles incompréhensibles. Il avait un sac à dos accroché à ses épaules qui devait sans doute contenir tous ses avoirs. Sa barbe remontait à quelques jours très certainement, mais elle n’empêchait pas de voir une immense cicatrice sur sa joue.
Ses vêtements laissaient facilement deviner qu’il les portait depuis fort longtemps, nuit et jour. À vrai dire, il avait un air de prophète confus, prêchant dans un désert d’asphalte. Un déraciné squelettique qui ne demandait même pas «du p’tit change» ou «une cigarette, man». Rien du tout! Quelque part, il brassait la cage, rongé de l’intérieur, et sur le trottoir, il déplaçait beaucoup d’air. Mais ses yeux, lorsque je les ai croisés, disaient «la grande fatigue culturelle du Canada français».
Elle était assise par terre, à la station de métro Frontenac, ou peut-être était-ce Sherbrooke, entourée de ses quatre ou cinq sacs remplis à craquer d’objets divers et de vêtements qui débordaient. Des sacs en plastique, d’autres en matière recyclable.
On devinait sur le dessus de l’un de ces sacs un carton de jus d’orange d’une marque connue et un paquet de fromage en tranches, celui-là sans marque. Sans doute s’agissait-il d’un de ces sacs à provisions donnés par des comptoirs alimentaires. Une petite flaque humide et nauséabonde s’étalait devant elle et les gens faisaient le détour pour l’éviter. Elle avait la tête baissée et ne regardait personne, seulement sa petite main tendue pour demander l’aumône. Quelqu’un y avait placé une pièce de un dollar.
À la station Mont-Royal, la rame de métro s’élance puis s’arrête subitement. Les lumières s’éteignent, puis les lumières d’urgence prennent le relais. Nous attendons de longues minutes. Puis, une voix nous annonce que le service est momentanément interrompu et qu’il ne reprendra pas avant une heure ou deux. Les portes s’ouvrent. Tout le monde doit sortir.
Une jeune fille, qui vient de recevoir un appel sur son appareil de téléphone cellulaire, raconte à sa voisine qu’à la station suivante, Laurier, un jeune homme s’est suicidé en se lançant devant le métro. « Un gros gros dégât, paraît-il. » Quelqu’un commente : « Heureusement, ce n’était pas à l’heure de pointe. » Le lendemain, dans les journaux, aucune nouvelle concernant ce suicide.
Il est à peine dix heures du matin et déjà ils sont installés à l’une de ces hideuses terrasses en bois construites à la va-vite sur « la Catherine », au beau milieu de l’asphalte. Ils portent camisoles blanches à manches courtes et l’un des deux a la tête recouverte d’un sombrero tristounet qui a vu le jour sous un autre soleil. Un petit drapeau fleurdelysé y a été épinglé sur le côté.
L’autre arbore sur l’épaule un aigle tatoué. Devant eux, deux bières Budweiser, bien entamées. Celui qui est coiffé du chapeau de paille raconte que son patron a voulu le faire rentrer au travail aujourd’hui, 24 juin, mais il a refusé sec. « D’la marde, dit-il, aujourd’hui, c’est ma fête, pis personne va me faire bouger d’icitte. » L’autre lui répond : « Maudit que je t’aime de même! T’es toujours lucky, toé. C’est combien qu’y te reste d’argent? »
Ils sont trois jeunes vieux assis sur un banc dans un parc sans nom, comme chaque matin d’été, au milieu des pigeons gloutons qui se bousculent sans ménagement pour dévorer les graines que l’un d’eux leur jette nonchalamment. La loi du «peck order», expression que j’avais découverte en lisant Les damnés de la terre, de Franz Fanon. Trois hommes en chômage qui n’attendent plus rien de la vie, sinon un chèque à chaque mois. Pour eux, la société des loisirs, la société de consommation et même la simplicité volontaire, ça ne veut rien dire. Pour eux, Montréal n’est pas la ville aux cent festivals, c’est l’endroit où eux et leurs familles se sont crevés au travail. Ce ne sont pas des clochards, ce sont simplement des hommes en train de perdre leur dignité. Même pour les syndicats ils n’existent plus.
C’est ainsi que la société perd ses meilleurs, ceux qui ont déjà beaucoup donné. Sur le mur de l’édifice qui borde le petit parc, on peut voir une immense publicité, style club Med. On y parle de voyages en famille sur une plage ensoleillée. Un vieux rêve que ces jeunes vieux ne pourront jamais se payer. En bas de l’affiche, quelqu’un a écrit un graffiti, en grosses lettres rouges: «Ton problème, c’est l’ignorance.»
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