Aujourd’hui, «monsieur Jean» comme on l’appelle dans le service, se «sent bien», il a passé «une bonne nuit». Coiffé de frais, la raie sur le côté de ses cheveux gris, monsieur Jean arbore un coquet pyjama. Assis dans son lit, il relève le drap pour cacher ses «jambes de danseuse» recouvertes de bas de contention qu’il «n’aime pas». Monsieur Jean occupe l’un des six lits du service de soins palliatifs du Centre hospitalier universitaire (CHU) Jean-Minjoz à Besançon (Doubs). On y accueille des patients âgés de quelques mois à plus de cent ans .
«J’ai un cancer des voies biliaires, raconte monsieur Jean. Ça fait trois ans que c’est lourd à porter. Je ne suis pas loin de la dernière ligne droite. Ça fait un drôle d’effet de se retrouver en soins palliatifs. Je suis là depuis trois semaines. C’est pas mal.» Silence. On ne voit plus que ses grands yeux bleus dans son visage émacié. «Je sens que j’arrive au bout du rouleau. Je ne sais pas pour combien de temps encore. Mon objectif ? Arriver à être là encore un jour, un mois, quinze jours, je suis incapable de dire combien.» Monsieur Jean, qui a élevé quatre enfants, attend la venue ce week-end de son fils «de Paris». «Il faut que je continue à me battre pour eux.» Le docteur Elisabeth Batit lui palpe doucement le ventre : «Les remontées acides, il n’y en a plus ?» «Non, répond monsieur Jean. Mon truc, c’est le hoquet au réveil. J’avais des courbatures dans les bras ce matin». Et puis il revient sur sa fin de vie : «Je pense que ça va aller encore quinze jours.» Le médecin lui tient la main : «On avait évoqué le projet de sortie mais l’état est trop fluctuant. On a décidé d’investir cette chambre comme une maison. Il y a du "taf" comme disent les jeunes.» Avec l’équipe, Elisabeth Batit évoque la possibilité d’installer l’ordinateur de monsieur Jean au pied de son lit. Les soignants quittent la chambre. Monsieur Jean fixe le calendrier au mur en face de son lit qui n’indique pas la date du jour. Il parle de sa femme qui a pris un studio dans une résidence hôtelière de Besançon pour être près de lui. Puis il dit : «Je suis un peu en boucle.» Avant de relever la manche de son pyjama pour désigner le patch de morphine. «J’ai l’impression de pas dormir. En fait, je dors comme un loir. Je ne vois pas d’éléphants roses. Dans l’ensemble, ils sont gris. Je peux très bien vous parler, disjoncter totalement et parler aux murs en même temps.»
«REMPLIR L’EXISTENCE»
Dans une pièce voisine, une femme désinfecte minutieusement la carcasse d’un lit à côté d’un gros matelas antiescarres. La chambre restera vide vingt-quatre heures. «C’est un temps de deuil pour les soignants», explique Bernadette Lacroix,
psychologue.
Au cinquième étage de l’hôpital Jean-Minjoz, s’ouvre un déferlement de peintures et de photographies accrochées aux murs : champ de coquelicots flamboyants, rose délicate, toile d’araignée perlée de rosée… Le café est en train de passer dans la salle des soignants. C’est l’heure des «transmissions» entre l’équipe de nuit et la relève du matin. On parle «chimio», «testament», «boutons d’un patient qui ne s’arrangent pas», d’un autre qui «ne parle plus de suicide mais qui a peut-être une idée derrière la tête». Les infirmières prennent des notes sur des petits carnets. Au mur, il y a un portrait de bébé qui dort. «Ici, c’est un endroit où l’on prend en compte la souffrance et l’inconfort d’une personne atteinte d’une maladie dont elle ne va pas guérir. On est un service pour les situations les plus complexes. On a pas mal de Chantal Sébire», résume Régis Aubry, chef du service et président du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs. Au bout d’un couloir, une fenêtre sur le printemps naissant et à droite une porte ouverte sur un visage de profil que l’on dirait de cire. Presque irréel. Pour Régis Aubry, médecin passé par Sciences-Po et que les études de philo démangent toujours, les gens qui arrivent dans le service «sont [s]es maîtres. Ce sont eux qui nous montrent ce qu’est la vie. Ils nous renvoient à la nécessité de remplir l’existence de quelque chose qui a du sens».
A l’heure où Nicolas Sarkozy doit annoncer prochainement une série de mesures concernant l’accompagnement des patients en fin de vie, il existe en France 88 unités hospitalières et 350 équipes mobiles de soins palliatifs. Un nombre nettement insuffisant, selon le rapport «La France palliative» remis fin mars à la ministre de la Santé par Marie de Hennezel. Cette psychologue, spécialiste de la fin de vie, eut de longues discussions sur la mort avec François Mitterrand, quelques semaines avant son décès (Libération du 7 janvier 2006). Dans son rapport, elle écrit que «la plupart des agences régionales d’hospitalisation sont d’avis qu’il faudrait au moins une unité par département. Les refus d’admission, d’après le rapport de la Cour des comptes, concernent en moyenne deux malades sur trois. Les unités de soins palliatifs ne sont pas toutes dotées de personnels suffisants.»
«J’AI BESOIN DE MON MARI, DE SON CORPS…»
Derrière les portes encore closes des chambres, il y a la vie qui continue. Et parfois s’achève : 40 % des patients admis dans le service de soins palliatifs y décèdent, 60 % retournent vivre leur fin de vie chez eux ou dans un autre service hospitalier. A Besançon, l’association «Carpe Diem RCH» est à l’origine d’un projet expérimental de «Maison de vie» qui devrait accueillir, à partir de la fin 2009, des personnes dont la précarité ou la solitude les empêchent de finir leur vie chez
eux.
En soins palliatifs, on accueille «les cas les plus rebelles». Ceux dont les douleurs résistent à la morphine, dont les tumeurs «grosses comme des choux-fleurs» sont résistantes à la radiothérapie, à la chimiothérapie et au bistouri. Une fois par mois, les médecins de Minjoz se réunissent en téléconférence avec leurs collègues de Grenoble, Nancy et Saint-Etienne pour échanger idées et solutions. Les images en noir et blanc d’un scanner de la tête défilent sur un écran d’ordinateur. Un cancer de la face avec récidive précoce et ces douleurs - «piqûres», «brûlures», «céphalées» décrites par la patiente - sur lesquelles «la morphine a d’assez mauvais résultats. On la shoote avec une fréquence respiratoire qui baisse», explique le médecin bisontin. «Est-ce que vous avez essayé les anti-inflammatoires ?», questionne une voix dans le haut-parleur du téléphone. Pour le Dr Aubry, «c’est quand les douleurs ne sont pas traitées que surviennent la très grande majorité des demandes d’euthanasie. Quand vous enlevez la douleur, la demande d’euthanasie disparaît.» «Quand les gens disent "je veux mourir", il faut l’entendre, estime Bernadette Lacroix. Entre le moment où ils demandent l’euthanasie et celui où ils meurent, il se passe plein de choses. Souvent l’écoute du désir de mort dans sa légitimité peut déboucher sur une volonté de vie.»
A l’autre bout du service, Jean, agent hospitalier, est en cuisine. Quinze ans de soins palliatifs, tatouages et boucles d’oreilles, c’est lui qui veille sur les expositions de peintures et de photos aux murs de l’hôpital. Ce matin, il donne ses indications à une collègue pour mixer les fraises et le fromage blanc réclamés par une patiente. «Autant qu’ils mangent ce qu’ils aiment. On a un monsieur qui adore les frites. Alors j’ai acheté des frites surgelées à cuire au four.» On raconte aussi l’histoire d’ «une dame truffée de diabète» qui voulait des glaces. «Elle nous a dit : "Mais c’est interdit." On lui a répondu : "Il n’y a pas d’interdit." La veille de mourir, elle nous a réclamé des fraises… Je pense qu’on est des soignants. Mais pas au sens des aiguilles», raconte Régis Aubry. Le médecin dit que «les gens arrivent dans le service avec leurs désirs», qu’ils en parlent, que «le désir est la matérialisation de la vie. Il y a six ans, j’ai suivi un monsieur qui est mort ensuite dans le service. Un jour, sa femme est venue me voir en me disant : "J’ai besoin de mon mari, de son corps, de son sexe, de sa peau." On est allé chercher un lit à deux places.»
Une autre fois, c’est une jeune patiente qui a demandé à Elisabeth Batit : «J’ai envie de passer une nuit avec mon mari.» Dans la chambre de Josiane, le couple parait inséparable. Josiane, rouge à lèvres et coiffure impeccables, souffre d’une sclérose en plaques. Chaque jour, son mari vient la pomponner à défaut de pouvoir l’installer au 1802, la brasserie de Besançon où elle a ses habitudes. «Elle a conservé une vie sociale extraordinaire grâce à son mari qui est sa très belle moitié«, affirme un médecin.
CE QU’ON VEUT DIRE ET CE QU’ON DIT EFFECTIVEMENT
Tous les couples ne sont pas aussi fusionnels que Josiane et son compagnon. Parce que la fin de vie de l’autre panique ceux qui restent et ceux qui partent. Bernadette Lacroix se souvient d’un couple, la trentaine, deux enfants petits. Lui au bord de la mort. «Ils s’engueulaient tout le temps. On voit qu’il y a souvent un décalage entre ce que le malade voudrait dire à sa famille et ce qu’il dit effectivement.» Le Dr Aubry confirme : «Les familles vivent avec l’idée que l’autre ne peut pas entendre ce qu’elles ont à dire. Plus personne ne se parle au motif de se respecter. Il faut aborder ce qui terrasse le malade, ses proches, mettre des mots sur l’angoisse de mort.» Quand la psychologue voit venir un proche de malade à l’agonie qui dit : «Je n’en peux plus qu’il ne meure pas», elle répond : «Est-ce que vous lui avez dit qu’il pouvait partir ?» «Toute la difficulté, c’est d’accepter que des parents puissent mourir.»
Sylvie, la quarantaine, un fils de 16 ans, est magnifique de dignité. «Elle n’a pas envie de baisser les bras», souligne un soignant. Avant, elle était infirmière au bloc opératoire, quelques étages en dessous. «Passer dans cet autre côté» qu’est la maladie «n’est pas toujours simple», dit-elle. Mais entre la vie et sa fin plus ou moins proche, il reste toujours, selon le docteur Aubry, ces «incertitudes dans lesquelles se glisse l’espoir du malade. Un jour, j’ai demandé à une jeune femme qui avait un cancer épouvantable : "Qu’est-ce que vous attendez là ?" Elle a dit : "J’espère que je vais bien dormir." Elle est morte le lendemain.»
Le jour baisse doucement dans la chambre d’Emmanuel, 35 ans, trois enfants, et une tumeur qui le «paralyse jusqu’au ventre», dit-il en désignant une large ceinture qui le maintient dans un fauteuil. Emmanuel est maçon. Il «avait fait sa maison tout seul». Quand il a senti ses jambes se dérober puis se paralyser, «la chute a été terrible». Mais Emmanuel «y croit toujours». Il pense aux aménagements qu’il faudra faire pour qu’il rentre chez lui. «Une grande douche pour être confortable.» En cuisine, Nathalie prépare le repas d’Emmanuel sur un plateau fleuri. Les pâtes à la tomate sont joliment démoulées avec un bol sur une assiette à côté du steak haché et des œufs à la neige. Dans une pièce voisine, une main a écrit au feutre sur un tableau blanc : «L’espérance est un risque à courir. Bernanos.»
P.S. : Monsieur Jean s’est éteint entouré de ses proches, le 10 avril au petit
matin.
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