Une jeune fille de 20 ans plongée
depuis près de dix ans dans un coma neurovégétatif, sans espoir de guérison,
et dont les parents demandent qu'on "la laisse partir" ; un
homme atteint d'une sclérose latérale amyotrophique, emmuré dans un
corps atrophié, et qui réclame la mort...
Depuis l'entrée en vigueur de la loi Leonetti sur la fin de vie, en 2005,
le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin, à Paris, a été
confronté à une demi-douzaine de situations extrêmes : autant de cas où
a été discutée l'hypothèse d'un arrêt d'alimentation et d'hydratation
en réponse à une demande de mort anticipée. Le centre est une structure
unique en France, qui éclaire soignants et patients en cas de dilemme médical.
En l'absence de possibilité légale d'aide active à mourir, c'est cette
forme de "laisser mourir", encore très mal connue des équipes
soignantes, que la loi autorise. "Or, si elle est mal appliquée,
cette pratique est potentiellement source de dérives éthiques", relève
la directrice du centre, le docteur Véronique Fournier.
Proscrivant tout acharnement thérapeutique, la loi Leonetti a mis les médecins
à l'abri de poursuites judiciaires quand ils décident d'un arrêt des
traitements même si cela entraîne la mort de leurs patients. Dans la
quasi-totalité des cas, elle a facilité la décision quand familles et
soignants s'accordent à dire qu'il faut cesser toute escalade médicale.
Restent les personnes qui ne sont pas en fin de vie et qui ne dépendent,
pour seul traitement, que d'une alimentation artificielle par sonde. C'était
le cas du jeune Hervé Pierra, qui était en situation de coma neurovégétatif.
Il a mis six jours à mourir après l'arrêt de sa sonde, dans des
conditions extrêmement difficiles. Cela aurait été aussi le cas de
Vincent Humbert, ce jeune tétraplégique qui a réclamé le droit de
mourir, si le cadre posé par la loi Leonetti lui avait été appliqué.
Les responsables du Centre d'éthique clinique constatent que beaucoup d'équipes
soignantes refusent d'appliquer cette forme de "laisser mourir".
En outre, quand les soignants acceptent d'arrêter l'alimentation et
l'hydratation, les mauvaises pratiques ne sont pas rares, faute de
connaissances. "Certains s'y lancent sans s'être réellement préoccupés
de savoir comment faire pour que cela se passe de la façon la plus digne
et humaine possible", poursuit Véronique Fournier.
Dans certains cas, cela peut déboucher sur des situations très délicates.
Selon qu'ils sont jeunes ou non, en bon ou mauvais état général, plongés
depuis longtemps dans le coma ou atteints d'une maladie incurable, les
patients ne réagissent pas de la même manière à l'arrêt de la sonde
et aux sédatifs. Les équipes soignantes sont souvent désarçonnées,
elles doivent s'adapter à des réactions, parfois impressionnantes,
qu'elles n'avaient pas imaginées.
L'agonie dure parfois plusieurs jours, ce que supportent très mal les
familles. Aux cinquième et sixième jours de son agonie, Hervé Pierra
avait été secoué de convulsions si violentes qu'elles l'avaient décollé
de son lit.
"Il y a un fossé considérable entre ce que ressentent les soignants
et les familles, témoigne le docteur Fournier. Pour les médecins, arrêter
les traitements, c'est choisir que la médecine se retire et que la nature
reprenne ses droits ; l'agonie est en quelque sorte "normale",
c'est le sas naturel entre la vie et la mort. Pour les familles, qui
attendaient que l'âme soit libérée du corps, dans un départ médicalisé
et rapide, cette étape peut s'avérer insupportable."
Pour ce médecin, la question que posent ces morts lentes, qui durent
plusieurs jours, est celle du statut de l'agonie dans notre société.
Alors que, dans les siècles précédents, l'agonie était socialisée,
les mourants entourés par leurs proches jusqu'au dernier soupir, la société
en fait aujourd'hui l'économie, en raison de la médicalisation de la fin
de vie ; 70 % des Français meurent à l'hôpital. "Faut-il réapprendre
à la considérer comme un moment essentiel de la toute fin de vie ?,
s'interroge le docteur Fournier. C'est un vrai sujet : il me semble qu'au
travers de la question de l'euthanasie, la société demande aux soignants
de sauter ce passage-là, en réclamant une mort douce à la médecine."
Une clarification est d'autant plus nécessaire que les silences de la loi
Leonetti peuvent entraîner des dérives éthiques. "Si la loi a
explicitement refusé les pratiques euthanasiques, de telles pratiques
peuvent pourtant avoir lieu sous son couvert", affirme le docteur
Fournier. Un arrêt d'alimentation et d'hydratation peut ainsi être décidé
avec pour intention un "faire mourir" plutôt qu'un "laisser
mourir". "Cette situation ne me semble pas bonne, non pas parce
qu'il faudrait réprouver en soi l'euthanasie, mais parce qu'il n'est pas
sain qu'elle ne soit pas assumée", analyse Véronique Fournier.