Au rang des "questions de
société" la légalisation
de l'euthanasie ne manquera de faire irruption
au cœur de la campagne électorale.
D'autres approches respectueuses des droits de
la personne en fin de vie se
développent dans nos hôpitaux.
Expression d'un attachement inconditionnel aux
principes de la démocratie, cet
engagement dans le soin témoigne dans
ce contexte d'extrême
vulnérabilité des valeurs de
sollicitude et de solidarité. Il
conviendrait de ne pas les bafouer au nom
d'intérêts circonstanciés
discutables.
L'hôpital est le lieu méconnu des
combats démocratiques. Sur le terrain
le moins exposé aux convoitises des
prouesses médicales, là
où l'incapacité de guérir
équivaut trop souvent au
désistement et à l'abandon sans
proposer le moindre suivi digne, certains
professionnels et militants associatifs ont
décidé de reconquérir et
de réhabiliter des espaces voués
au soin. Dans le contexte de la fin de vie et
même au terme de l'existence, ils
interviennent au nom de principes
considérés comme des
obligations, afin de témoigner une
présence, un soutien, une
prévenance à celles et ceux qui
bientôt ne seront plus. Cette
revendication porte certainement le ferment
d'un renouveau de la pensée
médicale, ce qui explique avec quelle
réticence on lui concède une
reconnaissance dans les sanctuaires d'une
médecine hospitalo-universitaire
parfois détournée de son objet
même au nom d'intérêts
conjoncturels estimés davantage
efficients, valorisants et
économiquement rentables. Face aux plus
hautes vulnérabilités de
l'existence, au-delà de la simple
négligence une telle posture est
parfois interprétée et
éprouvée comme un déni
d'humanité.
La volonté exprimée par les
personnes malades qui au terme de leur vie
tiennent à être
respectées, y compris dans leur
liberté de décider, s'exprime
aujourd'hui encore en des termes revendicatifs
à la fois éthiques et
politiques. Face à des pouvoirs
ressentis comme arbitraires et
démesurés, elles exigent une
véritable sollicitude et souhaitent
réhabiliter un certain équilibre
qui procéderait notamment du droit de
refuser des thérapeutiques
estimées injustifiées,
disproportionnées, parfois même
perçues dans leur caractère
inhumain. L'expertise dite profane de la
personne malade doit être reconnue et
intégrée aux objectifs du soin,
dans la réciprocité d'un
échange favorable à l'arbitrage
d'une décision partagée. Le
législateur semble en avoir tenu
compte, tout comme il a su reconnaître
les évolutions induites à la
fois par la laïcisation et la
médicalisation de la phase terminale de
l'existence, assumant dans un tel domaine une
mission particulièrement
délicate pour laquelle ses
compétences pouvaient toutefois faire
débat.
Si près de 80 % des personnes meurent
aujourd'hui dans le cadre d'une institution
plutôt qu'au domicile, c'est
essentiellement parce que le recours aux
techniques de suppléance en fin de vie
semble avoir la capacité de
différer l'irrémédiable
-- la mort ne relèverait plus
dès lors que de la décision
d'une limitation ou d'un arrêt de
traitement. La mort
"médicalisée" ou
"institutionnalisée" se substituerait
ainsi aux représentations
traditionnelles de l'acceptation d'une
fatalité. Avec pour conséquences
de donner l'impression ou l'illusion que le
temps de la mort se décrète
dès lors qu'il peut être mis fin
dans le cadre d'un arbitrage collégial
à des périodes transitoires,
intermédiaires, perçues dans la
précarité d'une existence qui
est maintenue sur une plus ou moins longue
durée entre vie et survie.
Le soin doit être cependant
envisagé dans ses possibilités
comme dans ses limites, notamment lorsque ses
excès menacent
l'intégrité de la personne,
mettent en cause son autonomie, affectent sa
faculté d'affirmer des orientations
qu'elle estime pour elle
préférables, parfois même
opposées à ce que l'on pourrait
espérer pour elle. Comment
appréhender et même
négocier ces instants où les
choix deviennent cruciaux ?
La mort ne survient donc plus en son temps --
au terme de la vie -- mais quand les recours
thérapeutiques sont
épuisés, que le maintien d'un
traitement s'avère injustifié ou
alors que la personne accablée d'un
équivoque et douloureux surcroît
de vie choisit d'y renoncer. Les
repères, les figures ou les
représentations du mourir se sont
profondément transformés,
bouleversant nos mentalités et nos
attitudes face à la mort. On meurt
désormais autrement et ailleurs.
Assisté de soignants, accompagné
de quelques fidèles ou seul. À
l'hôpital, en institutions, souvent en
des lieux relégués à
l'écart de la cité. En dehors de
l'espace privé où l'on a
vécu, dans un contexte où la
technicité entrave parfois les derniers
actes de vivant.
En fait, dépourvue d'une place reconnue
dans notre espace social, la mort surgit
impromptue et violente au moindre indice de
vulnérabilité exprimé
dans sa consistance physiologique, incitant au
renoncement par défaillance de la vie
davantage que par extinction de la vie. Le
temps à vivre se négocie au
regard du temps venu pour mourir, lorsque les
événements justifient de
consentir à la mort par
épuisement des ultimes ressources de
vie. La mort ne marque plus le terme naturel
d'une existence et ce temps de transition, de
passage, accompagné au sein d'une
communauté humaine qui se reconstitue
et se renforce pourtant dans ce moment de
rupture mais également de transmission.
Les réflexions
développées dans nos
hôpitaux à propos des conditions
du mourir contribuent depuis près de
trente ans à la restitution d'une
dimension profonde des soins, aujourd'hui
encore atténuée voire
révoquée par une
technicité abusive. Ce dont il est
question lorsqu'est évoquée
l'inhumanité de certains traitements
obstinés ou même la
déshumanisation de la relation de soin
éprouvée, à un moment
donné, comme l'insurmontable souffrance
à laquelle mettre fin quelle qu'en soit
la méthode.
Alors que dans les années 1980
l'obsession de "la mort dans la
dignité" semblait devoir imposer une
législation autorisant l'assistance
médicalisée à la mort par
la dépénalisation de
l'euthanasie, en quelques années les
professionnels de santé ont su
instaurer un ensemble de dispositifs qui, de
la lutte contre la douleur aux soins
palliatifs et à l'accueil en chambres
mortuaires, sollicitent d'autres
mentalités et des approches
différentes qui contestent les
indignités et les manquements
tolérés jusqu'alors. Penser la
fin de vie et mieux en intégrer
l'accompagnement dans les activités des
services hospitaliers, c'est accepter
d'interroger le sens des pratiques et parfois
même leur justification. Il s'agit
là, également, de
réinvestir un soin compris dans la
continuité d'un parcours qui unit plus
qu'on ne le pense dans une attention
partagée la personne malade, ses
proches et une équipe soignante. Un
soin compris comme un engagement qui trouve
des formes d'expression souvent rares
lorsqu'il consiste à se rendre
disponible à l'autre dans sa
vérité, son attente et parfois
même ses choix ultimes.
Le champ des pratiques hospitalières
les plus exposées et les plus
éprouvantes constitue certainement le
lieu privilégier où enraciner
une réflexion éthique et
politique. De manière récurrente
et parfois excessive l'actualité en
atteste. Elle ne peut cependant
s'édifier que sur la base du
débat démocratique
argumenté et contradictoire, soucieux
de la personne plus vulnérable et
dépendante dans la proximité de
sa mort. Les principes de respect, de justice
et de sollicitude doivent être compris
comme une exigence de responsabilité
à son égard.
Mourir en société peut exprimer
la revendication d'une mort accompagnée
avec humanité, digne, insoumise aux
seules considérations
biomédicales ou de gestion sociale des
fins de vie. Il s'agit désormais de
renouveler la pensée que justifie ce
domaine si sensible qui touche aux fondements
de la société -- elle ne saurait
se limiter à la reconnaissance des
conditions de la mort médicalement
assistée, à la
dépénalisation ou à la
légalisation de l'euthanasie
revendiquée d'un point de vue dit
philosophique comme "la dernière
liberté".
Les choix nécessaires apparaissent
délicats, complexes, tant la
délibération s'avère
difficile dans un contexte où culminent
-- dans nos pays économiquement
développés -- tant de paradoxes
et d'attentes contradictoires. La mort
actuelle est révélatrice de nos
attitudes face à la vie, la
médicalisation de l'existence semble ne
plus solliciter que des considérations
où prédominerait l'approche
scientifique au détriment de toute
autre requête ne serait-ce
qu'anthropologique.
Le temps de fin de vie doit toutefois
être considéré comme un
parcours dans l'existence qu'aucun obstacle ne
saurait entraver jusqu'à son terme.
Cette période s'avère d'autant
plus respectable qu'elle est limitée et
toujours singulière.
C'est donc en termes de responsabilités
de vie, assumées de vivant à
vivant, que devraient être
envisagée nos approches humaine et
politique des situations de fin de vie, tenant
compte d'un devoir de retenue, de
décence et de dignité à
l'égard des personnes plus
vulnérables que d'autres du fait de
leur exposition à l'imminence d'une
mort.