Joëlle se souvient
précisément du moment où
elle a eu le déclic : "J'étais
au soleil chez mon amie Marie quand le
téléphone a sonné. Mon
père de 80 ans venait de tomber chez
lui." En plein mois de juillet 2008,
Joëlle gère à 800
kilomètres de distance
l'hospitalisation paternelle. Un placement en
maison de retraite est d'emblée
évoqué par le corps
médical.
Le moment d'urgence passé, les deux
amies discutent. "Nous sommes convenu que nous
ne voulions pas faire vivre cela à nos
enfants", se souvient Joëlle. "Marie a
alors parlé de sa bastide, où
nous étions, près
d'Aix-en-Provence. Ses enfants, disait-elle,
allaient partir. Nous nous sommes
regardées, et avons lancé que
vivre ensemble pourrait être une
idée ."
Quatre ans plus tard, la conversation à
bâtons rompus est devenue un projet de
couples. Joëlle (52 ans désormais)
et Marie (54 ans) ont entraîné
dans l'aventure Léon (57 ans) et
Jacques (62 ans), leur mari respectif, puis
Cécile (58 ans) et Jean (62 ans). Tous
ont bien l'intention de se retrouver dans la
bastide. "D'ici cinq à dix ans, quand
nous serons tous à la retraite,
explique Joëlle, cela donne le temps de
s'y préparer."
Joëlle et son mari ont d'ailleurs
adoré le film Et si on vivait tous
ensemble ? de Stéphane Robelin - sorti
en janvier - campant une bande de
septuagénaires colocataires. "Ce film
nous aide à en parler autour de nous.
Beaucoup de gens de notre
génération sont tentés",
remarque-t-elle.
Alors que s'ouvre, jeudi 29 mars, le Salon des
seniors à Paris, voilà une
solution spontanée et pragmatique qui
jaillit un peu partout en France. Dans le
Gard, en Ile-de-France, en Rhône-Alpes,
dans les Pyrénées... des
dizaines de colocations se sont
déjà organisées. Sur le
tas. Et ces exemples font gamberger les
septua, sexa et même
quinquagénaires.
Volonté farouche d'éviter la
maison de retraite, envie de rompre la
solitude, moyens financiers insuffisants pour
rester seul, désir d'épargner
ses enfants... "La colocation entre seniors
est une sorte de réponse collective
à l'individualisme ambiant", analyse
Yankel Fijalkow, sociologue urbaniste, auteur
de Sociologie du logement (La
Découverte, 2011). "Elle s'inscrit dans
le même phénomène que le
co-housing (maison avec des services en
commun) en Europe du Nord et aux Etats-Unis,
ou l'habitat coopératif. Face à
la fragilité des cellules familiales
apparaît un désir de recomposer
une quasi-famille." Mais, ajoute cet expert :
"Il ne faut pas être idéaliste.
C'est avant tout un échange marchand
alors que le logement est cher. Avec la
recomposition des modèles familiaux, on
passe facilement d'une vie en couple à
un habitat en solitaire ou en colocation. Les
gens sont agiles et s'adaptent alors que le
marché immobilier, par son coût,
débloque."
Illustrant ce système D, plus de 5 000
personnes se sont inscrites sur
Colocation-adulte.fr (ex-Partage-senior.net)
depuis sa création en mars 2009. "Mille
cinq cents membres sont réellement
actifs, majoritairement des femmes entre 50 et
60 ans", explique son fondateur, Pierre Lelal.
Engouement similaire sur le plus récent
Coloc-senior.fr. "Sans aucune
publicité, 500 personnes ont
déposé une annonce depuis un
an", s'étonne son créateur,
Jean-Michel Thomas. Même le
spécialiste du marché
étudiant, Appartager.com, propose,
depuis janvier, un service senior et 500
offres sont en ligne. "Des personnes disposant
ou cherchant un logement et dont la moyenne
d'âge est de 65 ans", précise
Fanny Dolo, responsable pour la France.
Les modèles européens font
école. C'est en s'inspirant d'un CPAS
belge (équivalent d'un centre communal
d'action sociale) que l'association nantaise
Colocation seniors a déjà
accompagné, depuis trois ans, plusieurs
dizaines de volontaires, qui sont suivis une
fois la colocation installée. "Nous
recevons des requêtes de toute la France
pour s'inspirer de notre vécu", assure
la présidente Jocya Almor. Même
l'ONG Abbeyfield, qui a cinquante ans
d'expérience en colocation senior au
Royaume-Uni, cherche à s'implanter en
France après l'avoir fait dans quatorze
autres pays. "Les nouveaux occupants de nos
maisons ont une période d'essai d'un
mois pour voir s'ils s'intègrent bien",
explique David Coe, directeur international.
Car choisir ses colocataires n'est pas
aisé, comme l'a constaté la
septuagénaire Christiane Baumelle,
auteur du Manuel de survie des seniors en
colocation (Deuxième Vie, 192 pages,
14,95 €). "Colouer entre amis est
délicat, car les amitiés
anciennes n'ont pas été choisies
pour cela", constate cette psychosociologue,
créatrice, en 2007, du forum sur la
colocation Cocon3s.com. "Un millier de
personnes se sont manifestées en ligne,
estime-t-elle. Je passe mon temps à les
mettre en contact mais, d'expérience,
les femmes sont bien plus indécises que
les hommes pour se lancer."
Marie-Louise Challier (84 ans), ancienne
salariée d'un cabinet
d'experts-comptables à Lyon, et
Bernadette Ricou (62 ans), ex-coiffeuse
parisienne, en savent quelque chose. En
colocation depuis deux ans à
Chambéry (Savoie), après
s'être rencontrées - et
appréciées - sur Cocon3s, elles
cherchent désespérément
une troisième comparse pour diviser
leurs 922 euros de loyer mensuel. "Nous avons
reçu une vingtaine de candidatures.
Certains enfants ont freiné. Une
infirmière semblait partante, et puis
non", témoigne Marie-Louise. Bernadette
et elle sont bien conscientes que leur
appartement, avec une seule salle de bains,
peut décourager. Alors elles ont des
pistes comme "ce quartier en construction
à La Ravoire avec des appartements ad
hoc", dit Marie-Louise. En attendant, elle est
bien contente de suivre chaque semaine avec
Bernadette des cours de philosophie.
Jean-Marie Jarnac, lui aussi, a pris le
taureau par les cornes. Après avoir
entendu à la radio parler de
colocation, ce bientôt
septuagénaire a déposé
une petite annonce sur Leboncoin.fr, proposant
avec humour un "colloque à Banca", un
gîte au coeur des
Pyrénées. Dix personnes ont
répondu à l'appel et se sont
prêtées à un jeu de
rôle : "Tous ont tiré un petit
papier avec un verbe : "faire les courses",
"décorer, résoudre les
conflits"... Chacun devait imaginer comment
gérer cette action dans une
colocation."
C'est à cette occasion que Jean Marie a
rencontré Nicole (72 ans) et
Hélène (65 ans). Tous trois
étaient séparés. Neuf
mois plus tard, en janvier 2011, ils
aménageaient ensemble dans une maison
à Lamarque-Pontacq
(Hautes-Pyrénées), petit village
entre Lourdes, Tarbes et Pau.
Un an après, Jean-Marie est
intarissable sur l'aventure : installation
d'un potager de 200 m2 ; cours de jardinage
suivis en commun ; accueil des enfants (onze,
à eux trois) et petits-enfants dans les
deux chambres libres et les combles... "C'est
super-chouette, avoue-t-il, mais nous savons
bien que ce n'est pas toujours le cas." La
bande cherche même un quatrième
homme, pour équilibrer un peu, et fait
désormais du prosélytisme. Ils
organisent, le 8 avril, un "colloque à
Lamarque-Pontacq", entre maison et potager...
pour les intéressés !