Vices et vertus du système de santé américain
Victor G. Rodwin, Le Monde
France
19 mai 2007
Le réalisateur américain
Michael Moore lors de la présentation de son documentaire "Sicko" au 60e
Festival de Cannes, le 19 mai 2007
Le réalisateur Michael Moore montre pour la
première fois à Cannes Sicko, documentaire sur les inégalités du système
de soins aux Etats-Unis. Qu'en est-il réellement ? Victor G. Rodwin,
spécialiste des systèmes américain et français, analyse le modèle
outre-Atlantique.
Dans votre livre sur le système de soins français, vous essayez
d'expliquer aux Américains qu'il y a du bon dans ce modèle. Ne
craignez-vous pas d'aller à contre-courant ?
En dehors de la gastronomie et de la mode, la France n'est pas prise
très au sérieux aux Etats-Unis. L'image qui vient tout de suite, en
termes de politiques publiques, c'est la centralisation, les impôts
élevés, une nation qui applique des politiques anachroniques à une
époque où l'économie est mondialisée. Mais, en fait, il y a beaucoup à
apprendre du système français.
Chez vous, quand on parle de réforme, c'est pour préserver la
combinaison d'une assurance-maladie universelle et d'une médecine
libérale. Tout le monde est couvert. Il y a un secteur public et un
secteur privé. L'architecture du système est assez bonne. Le problème,
c'est comment mieux le gérer pour assurer une meilleure qualité des
soins et une meilleure intégration des services entre les hôpitaux, les
cliniques et la médecine de ville... Aux Etats-Unis, quand nous parlons
de réformer le système de santé, c'est parce que le nombre de personnes
n'ayant pas d'assurance-maladie ne cesse de croître, et la qualité des
soins est très inégale.
Comment décrire le système américain ?
C'est un système extraordinairement pluraliste et décentralisé. L'Etat
fédéral, en partenariat avec les Etats, couvre les gros risques : les
personnes âgées, les handicapés lourds, les pauvres. Certains
conservateurs diraient que nous avons en fait un système de couverture
universelle dans la mesure où tout le monde est couvert à condition de
devenir pauvre...
Il n'y a pas un système obligatoire qui couvre toute la population. On
n'est pas automatiquement couvert : cela, c'est inconcevable pour un
Français. Mais c'est la logique d'un système organisé autour d'une
industrie d'assurances privées, financées sur la base de primes
actuarielles.
Prenons un exemple. Un Américain a une bronchite : que fait-il ?
Cela dépend de son âge, de ses revenus et de son éventuel employeur.
S'il s'agit d'une personne âgée de plus de 65 ans, elle bénéficie du
système Medicare. Ce système ressemble à l'assurance-maladie en France,
sauf qu'il y a des forfaits avant d'être remboursé et que le ticket
modérateur est plus élevé qu'en France. S'il s'agit d'un malade qui vit
sous le seuil de pauvreté, il a droit au système Medicaid. Celui-ci
varie d'un Etat à l'autre et bénéficie à environ 40 millions
d'Américains. Il couvre à peu près tout, mais paie très mal les
médecins. Pour eux, il n'y a guère d'avantages à prendre ces patients
dans leurs cabinets libéraux sauf à multiplier les actes.
A New York, la consultation Medicaid est d'environ 20 dollars. Alors
que, si le médecin soigne une personne âgée, il touche 100 dollars.
C'est une inégalité frappante. Puisque ce malade sait qu'il aura
beaucoup de mal à se faire soigner en cabinet libéral, il se rend aux
urgences ou aux consultations externes d'un hôpital à but non lucratif
privé ou d'un hôpital public. Et là, il attend plusieurs heures pour
être soigné.
Qu'en est-il de la majorité des Américains ?
Ils disposent d'une assurance privée, qui leur est offerte par leur
employeur. C'est le cas de 58 % des Américains. Les prestations varient
d'une assurance à l'autre. Les gros employeurs proposent en général de
meilleurs systèmes de couverture. Une très faible minorité des assurés
(moins de 3 %) bénéficie d'un système comparable au vôtre, où le patient
peut aller consulter n'importe quel médecin pour n'importe quelle raison
et se faire rembourser.
De manière globale, il faut bien comprendre qu'il n'existe pas de prix
uniforme pour la consultation. Cela dépend de l'endroit où l'on habite.
A New York, c'est plus cher. Si vous allez voir un médecin spécialisé en
médecine interne, vous payez 100 dollars minimum. Dans le cadre du
système Medicare, les personnes de plus de 65 ans sont remboursées à
hauteur de 70-80 %. Le prix de la consultation n'est pas fixé par une
négociation annuelle entre les groupes de médecins et l'Etat comme en
France. Il suit des procédures extrêmement techniques. Une commission
nationale remet ses propositions chaque année au ministre de la santé.
Et il y a les fameuses HMO...
Les Health Maintenance Organisations ("organisations d'entretien de la
santé") sont des centres de santé où les malades vont directement
consulter. Ils ne versent qu'un ticket modérateur. Mais ils sont
contraints de ne voir que les médecins du HMO, sauf s'ils acceptent de
payer plus. 70 % des HMO, appelées aujourd'hui "managed care
organizations", sont privées à but lucratif. Les Etats-Unis sont le seul
pays qui ait un secteur aussi important de fournisseurs de soins cotés
en Bourse.
Les Américains acceptent donc un système n'offrant pas la liberté du
choix...
Chez vous, tout le monde est couvert par le même système
d'assurance-maladie. Chez nous, parmi les gens couverts par leur
employeur, la liberté de choix de l'assureur est considérable, mais
presque 20 % de la population n'est pas couverte.
Qui sont ces non-assurés ?
La plupart sont des employés qui ont des petits salaires, des "working
poor". Ils travaillent dans de petites entreprises qui ne peuvent pas
payer les primes d'assurance-maladie pour eux. La durée moyenne pendant
laquelle une personne reste sans assurance est de deux ans. Ensuite,
soit elle trouve un emploi pourvu d'une assurance, soit elle devient si
pauvre qu'elle peut être couverte par Medicaid. Une étude du National
Institute of Medicine a montré que le risque de mortalité chez les non
assurés est de 25 % plus élevé que chez les assurés.
Mais s'il s'agit d'une question de vie ou de mort, même les hôpitaux
privés sont contraints de "stabiliser" le patient. Ils ne sont pas
obligés de pratiquer des actes autres que ceux qui peuvent maintenir la
survie. Mais ils doivent stabiliser le malade avant de l'envoyer à
l'hôpital public.
Qui paie dans ce cas ?
L'hôpital public prend ces dépenses sur son budget, qui est financé par
les collectivités locales. Le problème, c'est qu'il n'y a pas d'hôpital
public dans tous les comtés des Etats-Unis, seulement dans les grandes
villes.
Comment expliquez-vous que les Etats-Unis dépensent plus qu'en France
pour la santé avec 46 millions de non-assurés ?
Oui, nous affectons près de 16 % de notre PIB aux dépenses de santé,
alors que les Français dépensent autour de 10 %. Mais les prix de tous
les biens et services dans le secteur de la santé sont beaucoup plus
élevés chez nous, y compris les salaires du personnel médical et
infirmier. L'intensité des soins est aussi plus élevée. Nous avons plus
d'infirmières par lit que vous ; plus de technologies lourdes et
coûteuses, par exemple les IRM. En outre, nous dépensons beaucoup plus
en frais administratifs puisque nous avons des centaines d'assurances
différentes : chacune exige des protocoles de remboursement et de
vérification différents.
Notre système génère donc pas mal de gaspillage, mais nous sommes
cependant un laboratoire pour le reste du monde. De nombreux systèmes
américains de gestion des services de santé ont été repris ailleurs. Le
système de mesure de l'activité hospitalière (output) par exemple.
Comment évaluer ce que fait l'hôpital, la gravité des maladies soignées
? Par un indicateur qui s'appelle le DRG (Diagnosis-Related Group). Il a
été repris dans la plupart des pays du monde.
Les médecins sont donc mieux payés qu'en France ?
Beaucoup mieux. Mais, en échange, ils ont accepté une perte d'autonomie.
Ils sont soumis à l'intervention permanente des multiples payeurs, qui
peuvent demander aux médecins et à l'hôpital de rendre des comptes sur
la raison pour laquelle ils ont ordonné tel ou tel traitement. Ils
doivent défendre les soins qu'ils ont mis en place pour le malade. Vous
commencez, du reste, à connaître ce phénomène en France.
Ils gagnent beaucoup plus, mais ils ont aussi beaucoup plus de frais.
Ils doivent rembourser leurs emprunts à la faculté de médecine, payer
leurs primes d'assurance pour erreur médicale, et les frais
administratifs pour gérer les payeurs. La médecine à l'acte est devenue
encore plus anachronique qu'en France. Il est rare de pratiquer seul en
cabinet libéral aux Etats-Unis.
Quelles sont les perspectives de réforme aux Etats-Unis ?
Il faudrait arriver à généraliser Medicare à toute la population. Mais
le secteur d'assurance-maladie privée s'oppose à la mise en place d'un
système national. Aux Etats-Unis, nous avons encore un problème d'accès
aux soins. En France, il a été résolu pour les soins primaires et les
services des généralistes. Mais l'accès à des services de spécialistes
de qualité est assez inégal. Il y a d'énormes disparités d'un
département à l'autre. Cela peut aller de 1 à 10, par exemple pour le
taux d'angioplasties, de pontages coronariens ou de remplacements de la
hanche. C'est le grand enjeu de l'avenir : rendre accessibles à tous les
soins de grande qualité.
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Victor G. Rodwin est professeur en économie et gestion des services de
santé à la Wagner School of Public Service de la New York University. Il
vient de publier aux Etats-Unis Universal Health Insurance, How
Sustainable ? Essays on the French Healthcare System.
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