Le Japon sous le «choc argenté» des seniors
Par Pierre Prier, Le Figaro
26 octobre 2009
Japon
Des personnes âgées célèbrent le jour du respect aux aînés le 21 septembre dernier dans un temple de Tokyo.
Le mari, 81 ans, a tué sa femme, âgée de 85 ans. La police l'a arrêté après qu'il a tenté de se suicider. «Je l'ai tuée par pitié. Il n'y aura personne pour prendre soin d'elle quand je serai parti», a dit le meurtrier aux enquêteurs. L'épouse était atteinte de démence sénile. Par respect, les journaux ne citent pas de nom. Ce drame étonne à peine les Japonais, tant il est devenu banal. Selon les dernières statistiques policières, en moins d'un an, entre janvier et novembre 2008, vingt et une personnes ont avoué avoir tué leur conjoint parce qu'elles ne pouvaient plus s'en occuper, ou craignaient de ne plus pouvoir le faire.
C'est l'effet le plus tragique du vieillissement du Japon. L'Archipel grisonne à toute vitesse. Avec 21 % de plus de 65 ans, le Japon est le pays le plus vieux du monde. La Journée des personnes âgées, le 22 septembre, concerne de plus en plus de monde au fil des ans. Le 12 septembre dernier, le gouvernement a annoncé le franchissement de la barre des 40 000 centenaires, avec 40 399 personnes âgées plus de cent ans. En 2025, les plus de 65 ans représenteront 30 % de la population. Le Japon commence seulement à prendre conscience du choc «argenté», le mot utilisé ici pour désigner tout ce qui touche aux seniors. Un respect formel démenti par la réalité. Depuis 1945, les gouvernements du parti libéral ont privilégié l'économie par rapport au social. Résultat : la deuxième économie mondiale marginalise ses anciens. La pension de base de 66 000 yens (environ 500 euros) plus le manque de maisons de retraite poussent souvent les personnes âgées à se faire hospitaliser. Les têtes argentées ont manifesté leur ras-le-bol, comme le reste de la population japonaise, en votant le 31 août dernier pour le Parti démocrate du Japon (PDJ), qui a promis entre autres d'augmenter les pensions.
En attendant, la solitude des seniors est en pleine ascension. 48 % de ceux qui prennent soin de personnes de plus de 65 ans sont eux-mêmes des plus de 65 ans. Les drames sont inévitables. Les codes sociaux japonais n'arrangent rien. Certes, on n'est plus à l'époque de La Ballade de Narayama. Ce film, palme d'or au Festival de Cannes en 1983, décrivait un village du XIXe siècle où, arrivés à 70 ans, les anciens vont mourir seuls au sommet d'une montagne afin de ne pas devenir un fardeau pour la communauté. Mais l'idée que les femmes doivent s'occuper de leurs maris âgés et la réticence à parler de ses malheurs engendrent des tragédies.
«C'est ancré dans notre culture»
À Tsurugashima, non loin de Tokyo, tout le monde connaissait le petit restaurant de yakitori (brochettes) tenu par le même couple depuis trente ans. Un jour, le restaurant a fermé. Le mari, 78 ans, avait fait une rupture d'anévrisme. Ils se sont installés dans un appartement proche de celui de leur fille. L'épouse, 72 ans, avait perdu un œil à la suite d'un glaucome, et la vue de l'œil restant baissait. Le 25 décembre 2008, elle a étranglé son mari avec son écharpe avant de s'ouvrir les veines. Elle a été condamnée en mai dernier à cinq ans de prison, le minimum au Japon. Au juge, qui lui demandait pourquoi elle n'avait pas demandé d'aide à la municipalité, l'accusée a répondu : «Je ne savais pas que ça existait.» Mais elle n'a jamais non plus parlé de ses problèmes à sa fille, qui elle-même craignait de se montrer indiscrète…
«C'est ancré dans notre culture : les gens ont honte de demander l'aide de leurs proches, et encore plus de s'adresser au gouvernement. Ceux qui vivent seuls sont les plus vulnérables. Nous avons eu beaucoup de cas de vieilles personnes retrouvées mortes chez elles» , explique Mme Maruyama Yumiko, une responsable de la Conférence pour le bien-être social de Shinjuku, une association qui s'occupe des personnes âgées de ce grand quartier de Tokyo. Shinjuku compte 729 centenaires, dont une grande partie bénéficie d'une assistance médicale à domicile. Mais ce sont les autres qui posent problème.
L'âge minimum pour bénéficier de l'aide de la Conférence est de 75 ans, et les candidats ne manquent pas. Le service de base : des visites à domicile deux fois par mois, juste pour vérifier que les gens sont toujours vivants. Les tracts distribués dans les immeubles sociaux grisâtres, habités en majorité par des seniors, en disent long sur les difficultés rencontrées par les volontaires : «Nos membres resteront dans votre vestibule. Ils vous demanderont si tout va bien.» Mais pour une des volontaires, Mme Igodi, épouse d'un fonctionnaire retraité, «il y a beaucoup d'autres gens qui ont besoin de notre aide, et que nous ne connaissons pas».
En 2025, 40 % de la population active japonaise aura plus de 50 ans.
Les vieux aident les vieux
Alors que les tabous perdurent, les habitudes de convivialité propres au Japon disparaissent. Un responsable de l'association a pensé à une solution : «En France, vous avez la Fête des voisins, c'est une bonne façon de créer des liens entre les gens.» On croyait pourtant que la tradition des barbecues rassemblant les habitants d'une même rue restait vivace au Japon. «Malheureusement, il n'y en a plus beaucoup», soupire-t-il. Un autre volontaire, M. Yamazaki, un homme au crâne rasé, allure branchée avec sa barbe de quatre jours soigneusement entretenue, plaisante en souriant : «J'ai 70 ans et je vis seul. Je trouve normal d'aider les autres avant d'avoir moi-même besoin d'aide.» Au Japon, les vieux aident les vieux… Comme beaucoup de gens de son âge, M. Yamazaki travaille encore. Il est tous les soirs derrière le comptoir de son restaurant de nuit, dans le quartier de Ginza. Sa carrière de cuisinier contractuel dans les ambassades japonaises à travers le monde ne lui a pas donné droit à une retraite, assure-t-il. Les travailleurs âgés, on les voit partout dans Tokyo. Portiers, distributeurs de tracts, artisans, et même cadres dans les entreprises. Un grand nombre de sociétés gardent une partie de leurs salariés après l'âge limite de 65 ans, avec un salaire diminué, et en leur confiant des tâches moins
fatigantes.
À Warabi, une ville limitrophe de Tokyo, la municipalité prête des locaux au Centre de bien-être social, une association qui loue des «travailleurs argentés», comme il y en a beaucoup au Japon. Tous étaient salariés et veulent continuer à travailler. «Certains parce qu'ils en ont besoin pour compléter une retraite trop maigre, d'autres parce que c'est une façon de ne pas être seuls» , dit le directeur. Les personnes intéressées paient une cotisation pour être inscrites sur le fichier. Les employeurs paient les salaires à l'association. Les métiers exercés ne correspondent pas forcément à leur ancien métier. D'anciens employés de bureau se retrouvent à faire le ménage dans le cybercafé voisin. Le plus ancien des bénéficiaires est un jardinier à mi-temps de 82 ans. L'image du futur ? Le départ à la retraite pourrait être porté à 70 ans, pour pouvoir continuer à financer les pensions. En 2025, 40 % de la population active aura plus de 50
ans…
1,37 enfant par femme
Car les jeunes ne font plus d'enfants : 1,37 enfant par femme en 2008, alors qu'il en faudrait 2,07 pour assurer le renouvellement des générations. La tendance est irrémédiable à court terme. En 2025, il y aura 10 % de Japonais en moins, sur un total de 127 millions aujourd'hui. Les raisons sont multiples. Les quelque 30 % de travailleurs précaires, principalement des hommes, ont du mal à trouver une épouse. Une autre partie des garçons cherche un autre mode de vie. La journaliste Maki Fukasawa les a surnommés les «herbivores». Contrairement aux «carnivores», ils s'intéressent peu au sexe, au mariage et à la consommation (voir nos éditions du 18 septembre). C'est tout un mode de vie japonais qui semble contesté. Un mode de vie où la famille n'est pas considérée comme un vecteur d'épanouissement personnel. Nombre d'hommes continuent à rentrer tard chez eux, après avoir passé la soirée à boire avec leurs collègues, pour la «cohésion du groupe». Ils ne voient pas souvent leurs enfants en semaine, et pas plus le week-end, moment où beaucoup d'élèves suivent des cours particuliers pour rester dans la compétition
scolaire.
Les fonctionnaires rencontrent un obstacle supplémentaire. Mutés tous les deux ans dans une préfecture différente, ils partent souvent seuls, pour ne pas soumettre les enfants à des changements d'établissement scolaire. Pour toutes ces raisons, on se marie de plus de plus en plus tard. Plus d'un tiers des hommes et femmes entre 30 et 35 ans sont toujours célibataires, et l'enfant né hors mariage est toujours une rareté. Les remèdes sont peu nombreux. L'immigration reste un sujet tabou pour une société fermée, qui se méfie toujours des étrangers. Bientôt, tout résident devrait se voir imposer une carte à puce qui signalera sa présence à la police où qu'il se trouve… Les importations de main-d'œuvre étrangère restent très encadrées. Les infirmières indiennes qui pallient le manque d'effectifs des maisons de retraite doivent repartir au bout de trois ans si elles n'ont pas entre-temps maîtrisé le Japonais parlé et écrit, une tâche quasi impossible. Le nouveau gouvernement tentera d'encourager la procréation en allouant 26 000 yens (193 euros) par mois et par enfant, de la naissance au collège. Une mesure qui risque de ne pas suffire à renverser le grisonnement de l'Archipel.
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