Les centenaires seront-ils les quinquas de demain ?
Paris Tech Review
23 août 2011
Monde
Partout ou presque, le taux de
mortalité ne cesse de chuter, même en Occident où
nous continuons à tenter le sort en prenant toujours plus de
poids. Les progrès de la génétique laissent
espérer de nouvelles percées médicales. Combien
d'années supplémentaires pourrons-nous vivre? Et quel
impact cet accroissement de la longévité aura-t-il sur
nos sociétés?
L’obésité,
les infections résistantes à la pénicilline, le
sida, le réchauffement climatique… en matière de
santé publique, les raisons ne manquent pas de
s’inquiéter. Et pourtant, le taux de mortalité continue
à baisser. Si cette tendance devait se poursuivre – et il semble
bien que ce soit le cas, au vu de l’ensemble des facteurs qui la
déterminent – les experts prédisent une phase
d’ajustements difficile.
La chute du taux de mortalité
En mars et pour la dixième
année consécutive, le Centre de contrôle des
maladies (Center for Disease Control, CDC) a annoncé que le
taux de mortalité aux Etats-Unis était en baisse. En
2009, dernière année pour laquelle les statistiques sont
disponibles, la mortalité a baissé de 2,9%, tombant
à 741 décès pour 100 000 habitants. Et pour 10 des
15 principales causes de décès, le taux de
mortalité a diminué cette année-là.
Les
maladies cardiaques ont diminué de 3,7%, le cancer de 1,1%, les
maladies des voies respiratoires inférieures de 4,1%, et les
attaques de 4,2%. Les accidents et blessures involontaires, la maladie
d’Alzheimer et le diabète ont tous connu une baisse de 4,1%. La
grippe et la pneumonie ont diminué de 4,7%, suivies par les
septicémies (1,8%). Même le taux d’homicides a
chuté de 6,8%!
Globalement,
les chiffres suggèrent qu’il est sans doute moins tard que vous
ne le pensiez. En 1961, l’espérance de vie à la naissance
d’un bébé américain était de 67 ans et
demi; elle est aujourd’hui de 78,3 ans. Et cette tendance n’est pas
spécialement récente: Jim Oeppen et James W. Vaupel,
démographes à Duke University, ont établi en 2002
que les limites supérieures de l’espérance de vie avaient
constamment augmenté au cours des 160 années
précédentes. Les deux chercheurs ont noté qu’en
1845, la Suède caracolait en tête des classements mondiaux
avec une espérance de vie de 40 ans pour les femmes;
aujourd’hui, les Japonaises atteignent un peu plus de 86 ans, soit plus
du double de cet ancien record.
Dans
un article publié dans la revue Science, Oeppen et Vaupel notent
que sur cette période l’espérance de vie au sommet du
classement augmente d’environ deux années et demie par
décennie, même si ce n’est pas toujours le même pays
qui est en tête. Ils remarquent aussi que les démographes
ont presque toujours sous-estimé les possibilités
réelles d’allongement de l’espérance de vie.
Et
il reste encore beaucoup de marge pour progresser, en particulier en ce
qui concerne les Américains: les Nations Unies classent les
Etats-Unis au 36e rang mondial pour l’espérance de vie, le Japon
étant le chef de file parmi les pays de premier plan, avec une
espérance de vie à la naissance qui est aujourd’hui de
82,6 ans. L’Islande, la Suisse, l’Espagne et la France surpassent
toutes les Etats-Unis. Même les habitants du Royaume-Uni – pays
du beignet au Mars et du sandwich au bacon – peuvent espérer
vivre une année de plus que l’Américain moyen, soit 79,4
ans contre 78,3.
Quel est le moteur du progrès?
Le CDC indique qu’un tiers de la
population américaine est à présent obèse.
Le phénomène touche bon nombre d’autres pays, même
la France, où selon une enquête menée par Roche, la
société pharmaceutique suisse, près de 12% des
habitants sont maintenant classés comme obèses, à
comparer aux 8,7% de 1997. Comment se fait-il, alors, que nous
grignotions chaque jour un peu plus de terrain dans notre course avec
la Faucheuse, alors qu’a priori nous devrions nous traîner vers
une tombe toujours plus précoce?
Les
avancées scientifiques sont sans doute la composante la plus
importante, mais l’une des sources des progrès récents
aura sans doute moins été de nature technique
qu’organisationnelle.
Par
exemple, Abdul
I. Barakat, directeur de recherche au laboratoire d’hydrodynamique
(LadHyX) et au département de mécanique de l’Ecole
Polytechnique, travaille sur l’amélioration des stents, ces
petits ressorts métalliques qui aident à élargir
les artères obstruées. Le sujet, en soi, n’a rien de
surprenant: un grand nombre de chercheurs en médecine se sont
spécialisés dans les problèmes cardiaques.
Après tout, ces maladies sont parmi les principales causes de
décès dans les pays les plus développés.
Mais ce qui peut sembler plus étonnant, c’est que le professeur
Barakat n’est pas médecin: il est ingénieur.
Il n’y a pas si
longtemps, on n’aurait guère vu de chercheurs sans formation
médicale participer à ce type de recherches. De nos
jours, c’est beaucoup plus souvent le cas. “Au cours des vingt
dernières années, les choses ont énormément
changé”, explique Abdul Barakat. “Les médecins sont
aujourd’hui beaucoup plus ouverts à une participation
intégrant des ingénieurs, des physiciens et des
biologistes de base à tous les niveaux de l’aventure. Il y a une
interaction énorme à l’œuvre aujourd’hui, et tout le
monde va en profiter.”
Ces
collaborations semblent prometteuses. Parmi les domaines sur lesquels
se penchent Abdul Barakat et d’autres chercheurs, il en est un dont
l’immense potentiel est presqu’unanimement reconnu: les
nanotechnologies. La capacité de manipuler des matériaux
à l’échelle moléculaire et même atomique
ouvre à la médecine de nombreuses possibilités. Il
se pourrait bien que d’ici quelques années les médecins
soient en mesure d’installer des capteurs qui pourront surveiller en
temps réel ce que votre corps est en train de faire, comme des
versions minuscules de ceux qu’on trouve dans le moteur de votre
voiture. On voit aussi se profiler la possibilité d’implanter de petits
dispositifs médicaux qui pourraient corriger les
problèmes plus tôt que les médecins ne sont en
mesure de le faire, à l’heure actuelle.
Une
autre source potentielle de collaboration fructueuse, et qui semble
déjà montrer un certain nombre de signes prometteurs pour
la santé physique, est la psychologie. En travaillant sur les
données glanées tout au long de la vie de 1500 personnes
suivies depuis l’âge de dix ans, Howard S. Friedman et Leslie
Martin, deux professeurs de psychologie de l’université de
Californie à Riverside, ont constaté une
corrélation possible entre la longévité et
certains traits de personnalité, comme par exemple la
sociabilité et un caractère consciencieux. Etre d’un
naturel inquiet est utile aussi, expliquent les deux professeurs, en
particulier chez les hommes, car les caractères inquiets ont
tendance à faire plus attention à leur santé.
On
peut aussi s’attendre à quelques percées purement
médicales dans l’avenir, en particulier en matière de
diagnostics et de traitements liés à la
génétique. Bien que les thérapies géniques
dont on a tant parlé n’aient pas encore vraiment fait leurs
preuves, on
séquence les gènes des milliers de fois plus vite
aujourd’hui qu’on ne le faisait il y a seulement quelques
années, en partie grâce aux ordinateurs qui traitent les
données de plus en plus rapidement. La vitesse d’acquisition des
connaissances génétiques est donc en
accélération constante.
Des années dorées, vraiment?
Si
la plupart d’entre nous finissent effectivement par vivre plus
longtemps, de quoi seront faits nos vieux jours? Il se pourrait bien,
hélas, qu’ils ne ressemblent guère à ces panneaux
publicitaires pour investisseurs où l’on voit des seniors aux
cheveux argentés rire sur une plage.
Car
ces progrès ne sont pas sans risques. Tout d’abord, si
être en vie est une chose, bien vivre en est une autre, et
parfois fort différente. Certains redoutent un effet secondaire
majeur de la diminution du taux de mortalité: un allongement de
la période de vie vécue dans la douleur physique ou dans
la démence sénile. “Bien qu’à partir de 65 ans
près de 9 sur 10 d’entre nous doivent s’attendre à
être affectés par une maladie chronique, nous sommes
maintenant beaucoup plus susceptibles de vivre avec elle que d’en
mourir”, explique Olivia S. Mitchell, professeur de gestion d’assurance
et des risques à Wharton et directrice exécutive du
Pension Research Council.
Une
vie plus longue peut également avoir pour conséquence des
choix difficiles pour les individus, les familles et la
société. A mesure que les décès rapides et
survenant dans la force de l’âge sont remplacés par des
morts lentes, longues à venir, la mort est de moins en moins
quelque chose qui vous tombe dessus, et de plus en plus un choix.
“La vraie
question est de savoir si la courbe de morbidité continuera
à suivre celle de la mortalité: si les gens vont
continuer à être productifs et travailler plus longtemps,
proportionnellement à leur nouvelle durée de vie”,
explique Kent Smetters, professeur de politiques publiques à
Wharton. “Si c’est le cas, alors la longévité est une
bonne chose. Mais si tout ce qu’on fait c’est maintenir les gens sous
perfusion, il va falloir se demander si c’est réellement le
genre de vie à laquelle nous aspirons – pour ce qui me concerne,
c’est clairement non – et si nous sommes prêts à en
soutenir la charge financière, avec beaucoup plus d’impôts
pendant une période active qui serait proportionnellement plus
réduite.”
Même
si une grande partie de ce temps supplémentaire devait
être vécue dans une relative bonne santé, cela
aboutirait à des mutations massives pour la
société. Il pourrait ainsi devenir inenvisageable de
prendre sa retraite vers 65 ans, l’âge auquel les Occidentaux
trouvent aujourd’hui normal d’arrêter de travailler.
Un défi pour l’Etat providence
“Les
administrations traditionnellement en charge de la vieillesse, comme la
Sécurité sociale et l’Assurance maladie, et qui sont
déjà proches du point de rupture, vont coûter
beaucoup plus cher et risquent de devenir inaccessibles”, affirme
Olivia Mitchell.
D’une
certaine manière, on peut dire que pour la
société, ce serait une sorte de retour vers le futur: “Au
tournant du XXe siècle, on ne prenait pas de retraite; les gens
travaillaient tout bonnement jusqu’à leur mort”, poursuit Olivia
Mitchell. “Si on se projette dans l’avenir, ce ne sera
économiquement pas tenable de prendre sa retraite à 65
ans si on se met à vivre 120 ans. Cela reviendra tout simplement
trop cher pour les individus, leurs familles et la
société.”
Le
coût des dépenses de santé constituera probablement
à l’avenir un autre défi majeur. Au fur et à
mesure que les pays vieillissent, ce poste augmente dans leur budget.
Selon l’Organisation de coopération et de développement
économique (OCDE), les Etats-Unis consacrent déjà
16% de leur PIB aux dépenses de santé, à comparer
aux 6,6% de 1969. D’autres pays de l’OCDE ont également connu
une hausse similaire sur le long terme du pourcentage du PIB
consacré aux soins, à un niveau beaucoup plus soutenable
cependant. Si le Japon destinait 4,6% de son PIB aux dépenses de
santé en 1969, le chiffre est passé à 5,9%
aujourd’hui. En 1969, la France y consacrait environ 6,3% de son
budget, contre 11,8% aujourd’hui.
L’allongement
de la durée de la vie n’aura de bénéfices pour la
société que s’il s’accompagne d’une bonne santé
sans pour autant en faire exploser les coûts de la santé,
explique Olivia Mitchell. Il donc s’attendre à des politiques de
prévention plus précoces, pour dissuader du tabagisme ou
encourager la perte de poids par exemple.
Comme
les institutions de l’Etat-providence, le marché des assurances
privées devrait lui aussi être impacté par ces
évolutions. “Par exemple, ajoute Olivia Mitchell, les ventes de
produits traditionnels d’assurance sur la vie (en
réalité, des assurances sur la mort) déclineront,
mais a contrario la demande de rentes (produits de versement à
vie) connaîtra une forte croissance, de même que la demande
d’assurance pour la prise en charge des soins de longue durée.”
Les paradoxes de l’emploi des seniors
Le
remaniement massif de nos systèmes sociaux pourrait aussi
affecter certaines de nos institutions. “L’école ne sera plus
réservée aux enfants, explique Olivia Mitchell; au
contraire, il va falloir que nous développions des processus de
formation/requalification tout au long de la vie, pour aider les
salariés à s’adapter aux changements de l’économie
moderne.”
Le
simple fait de vivre avec son temps est déjà devenu un
défi pour un nombre croissant de travailleurs, menacés
d’obsolescence technologique dès le milieu de leur
carrière. Dans un monde de changements rapides,
l’expérience a moins de valeur qu’autrefois. Mais il y a aussi,
tout simplement, la part des préjugés. Même si le
monde de l’entreprise aime à discourir sur les vertus de
l’inclusion, on ne peut pas dire qu’on fasse preuve d’une grande
tolérance envers les travailleurs vieillissants.
A
l’heure actuelle, ces derniers ont souvent beaucoup de mal à
passer le cap de l’embauche. En fait, si l’on considère les
entreprises leaders sur leur marché, la tendance n’est pas
vraiment aux têtes grises, toujours moins nombreuses quel que
soit le poste et même en haut de l’échelle
hiérarchique. Aujourd’hui, la durée de maintien en ses
fonctions d’un cadre dirigeant est souvent relativement courte: selon
un sondage réalisé par la société de
conseil Spencer Stuart, le directeur général du marketing
d’une grande marque américaine doit s’attendre à
être remercié au bout de 42 mois en moyenne. Une
enquête parallèle menée par Booz & Company
a établi que les PDG duraient environ cinq ans.
Cela
pourra-t-il durer? Les grandes sociétés de ressources
humaines, comme Manpower, ne cessent de répéter que les
entreprises n’auront bientôt plus d’autre choix que d’embaucher
davantage de candidats âgés. Les évolutions
démographiques pourraient bien leur donner raison. Mais la
transition est douloureuse.
De nouvelles inégalités ?
Enfin,
il n’est pas impossible que dans un futur plus lointain nous nous
retrouvions confrontés à des problématiques
entièrement nouvelles. C’est ce qu’explique Lee Silver,
biologiste moléculaire à Princeton: si le recours
à l’ingénierie génétique devait un jour se
répandre, le
fossé sanitaire entre riches et pauvres pourrait se creuser
davantage. Et la ligne de fracture séparera ceux qui
pourront se payer non seulement des réparations, mais des
améliorations – un groupe que Lee Silver appelle
déjà les “GénéRiches” – et les
génétiquement pauvres, condamnés à rester
sur le bord du chemin.
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