5 Mars 2012
France
Comment
rester 7 minutes chez une personne
âgée dont vous êtes
la seule visite de la journée, en
gardant votre manteau sur le dos, pas le
temps de se déshabiller, et
malgré tout discuter un brin,
dispenser réconfort et bonne
humeur ? Comment « Faire du
qualitatif dans un temps court »,
insoluble et quotidien dilemme de
Nathalie Thiriet, infirmière
libérale à Sceaux.
Une matinée de tournée
avec cette quasi-quinquagénaire,
toute sympathique quelle soit, c’est
bigrement long ! Départ 7h30,
retour 14h00. Pourtant, elle ne lambine
pas… Dans l’intervalle, elle aura vu
dix-sept patients. « Et encore, je
suis une infirmière cool,
s’amuse-t-elle, devant notre
perplexité lorsqu’au petit matin
elle nous annonce le programme. Une
collègue de Montrouge commence
à 5h30 et voit cinquante
patients. Moi je ne peux pas, je
n’aurais plus de plaisir à
travailler, ce serait trop frustrant
».
Voir 17 patients d’affilée impose
d’être dans une répétition
assez usante, réalise-t-on à la
suivre. Répétition de gestes
mécaniques. S’habiller, descendre des
escaliers, monter dans la voiture, mettre sa
ceinture, rouler, défaire sa ceinture,
ouvrir des portes, monter des escaliers, sonner,
« Bonjour madame untel ! », se
déshabiller etc. Répétition
de gestes médicaux, aussi, puisque ses
patients, quasiment tous âgés,
souffrent souvent des mêmes pathologies.
Contrôles et injections d’insuline,
sondages urinaires, pansements d’ulcères,
changements de poches de colostomie, mise de bas
de contention… Pourtant, chaque visite
diffère, vaut plongée dans un
univers domestique singulier – sublimes maisons
ou appartements décatis. Entrée en
relation avec des personnes elles-aussi
singulières, et elles aussi plus ou moins
sublimes... L’infirmière avoue «
des accointances avec certaines plus que
d’autres ». Récemment, elle a
été très affectée
par le décès d’un homme de 52 ans
atteint de sclérose en plaques. «
Je le sondais trois ou quatre fois par jour. Un
type brillant, généreux… ».
Cela ne la dissuadera pas de prendre en charge
ces pathologies lourdes. Loin de là.
« Les gens sont alors dans une grande
authenticité, on va au cœur des choses,
chaque instant est essentiel. »
Démarrage de la tournée. On
commence par une maison dont elle a les
clés, pour ne pas obliger sa
propriétaire, qu’elle voit matin et soir
depuis huit ans pour des injections d’insuline,
à se déplacer. Cette
dernière l’accueille encore en robe de
chambre, cheveux blancs en bataille, l’air
déboussolé. « Alors, ce
déménagement ? », s’enquiert
l’infirmière. Elle sait que la vieille
dame partira bientôt vivre chez sa fille.
« Je ne dors plus. Ça fait 35 ans
que je vis ici, ça me fait de la peine de
quitter ». Mme Thiriet prend quelques
minutes pour la rassurer. Patiente suivante,
autre injection d’insuline, une presque
centenaire dont le mari ouvre la porte de
l’appartement. Recroquevillée en position
fœtale sur le minuscule canapé de son
salon, elle peine à lever la tête
pour saluer la soignante. Qui nous explique en
partant : « Elle termine toutes ses nuits
sur le canapé. Chacun trouve ses
stratégies de bien-être ».
Résidence Les Imbergères, un
foyer-logements pour personnes
âgées. « Là je me
frotte les mains ! » Plusieurs patients
s’enchaînent, sans qu’il soit besoin de
reprendre la voiture. « Madame B… bonjour
! Comment ça va ce matin ? Les
étourdissements d’hier ? Asseyez-vous, je
vais vous tourner autour ! » Nathalie
Thiriet virevolte, en terrain connu, elle ouvre
la porte de l’armoire pour se saisir d’un verre.
Sort les médicaments qu’elle a
amenés avec elle – c’est le cas pour de
nombreux patients, qui risque de s’emmêler
dans leurs prises. Sur les murs du studio, des
arbres généalogiques
sophistiqués et des patchworks de photos
faits par les sept enfants de la vieille dame en
peignoir rose. « On se voit demain, je
vous donnerai une petite douche ? » Ah !,
elle allait oublier : « Je vois vos
copains tout à l’heure, vous voulez que
je leur dise quelque chose ? ». «
Vous les embrassez... ». « Je le
ferai ! ».
Quelques marches et couloirs plus loin, c’est au
tour d’un monsieur avec un tuyau transparent
dans le nez, relié à une
énorme machine à oxygène.
Par trop silencieuse, l’infirmière
vérifie qu’elle fonctionne bien.
L’octogénaire a mal dormi, trop
toussé, mais il trouve l’énergie
de la faire rire. « Je suis au niveau 2 de
l’appareil. Quand je passe à 4, j’appelle
les pompes funèbres ! » Sa voisine,
90 ans, prostrée dans son lit à
hauteur variable, paraît bien faible. Elle
a subi une colostomie. Tout en changeant sa
poche, opération hautement
délicate et perturbante pour le patient,
l’infirmière lui parle d’une pièce
de théâtre vue la veille au soir.
Elle sait à qui elle a affaire. «
Je trouve Télérama un peu
moraliste dans ses critiques »,
enchaîne la patiente, qui reprend
doucement vie.
Dans son appartement qui semble attendre
rénovation depuis les années 1960,
un vieux monsieur nous accueille en marcel et
bas de pyjama. Un peu désorienté,
il rentre tout juste de l’hôpital. Du
doigt, il désigne une lettre qui attend
sur la petite table de la cuisine, couverte
d’une nappe plastique avec des citrons pour
motifs. « C’est ma fille, je ne sais pas
ce qu’elle a mis. Mais elle veut traîner
le vieux en vacances en Bretagne ! ». La
fille se demande si elle doit prévoir une
infirmière. « Dîtes-lui
surtout d’anticiper. Je vais lui écrire,
il faut aussi renouveler le stock de bandelettes
réactives», conseille Nathalie
Thiriet. La lettre se conclut d’un « Merci
de votre gentillesse, notre père est
votre plus grand fan!».
Un contrôle glycémique. «
1,05 c’est parfait, félicitations !
». Une suggestion à propos du frigo
antédiluvien, dont elle vient de
remarquer qu’il était plein d’eau. Et le
patient ragaillardi se met à lui faire un
numéro de charme, évoquant
tantôt la « beauté qu’il y a
en elle », tantôt sa «
fermeté », son mérite
à « supporter des gens emmerdants
». Elle le quitte rassurée. «
Je fais attention à ce que je porte et je
me maquille un peu, nous glisse-t-elle. Les
vieux messieurs ouvrent les yeux, cela leur fait
du bien ».
Des patients, encore et encore. Jusqu’à
ce couple, qui nous marque. « Des
crèmes », dit d’eux
l’infirmière. Le mari, 86 ans, a subi
trente anesthésies, il a eu un cancer du
colon et des problèmes de rein, le
voilà bardé de sondes et de
poches, installé sur un lit hospitalier
à télécommande dans une
chambre envahie de boîtes de fournitures
médicales. Nathalie Thiriet s’adresse
d’abord à sa femme, 83 ans: « J’ai
un message de madame B… qui vous embrasse. Donc
je vous embrasse ! ». « Vous le lui
rendrez! Elle m’appelle souvent pour savoir
où on en est ». Puis
l’infirmière s’active autour du malade,
secondée par l’épouse, qui trotte
d’une pièce à l’autre, cuvette ou
bas de contention en main. « C’est moi qui
ai réparé, là, le petit fil
bleu… Je ne sais pas si j’ai fait comme il faut?
». « Mais si, et je vous donne le
diplôme d’infirmière ! »
Les trois enfants, neuf petits enfants, six
arrière-petits-enfants, sont très
présents, prenant sans cesse le relais
les uns des autres. « Je me cramponne,
nous confie la vieille dame. Tant que je tiens
le coup, on restera là, on est tellement
bien, quand il fait beau on profite du balcon.
Avec les poches attachées aux jambes, mon
mari peut venir s'y installer… ». On
perçoit, tout proche,
l’épuisement. « Le jour, la nuit,
ça éclate, ces poches. Faut
être là, nettoyer, tenir le coup.
Il y a des femmes qui prennent le large. Nous,
on fêtera nos 60 années de mariage
en juillet». Depuis sa chambre, le mari a
entendu. « Heureusement que j’ai une femme
comme elle, elle en fait beaucoup, beaucoup
», murmure-t-il, ému. Ces
deux-là, l’infirmière les
chérit. « La femme fait tout, elle
est toujours gentille, douce. Il y a vraiment
des gens exceptionnels. Lui aussi, qui subit
tout cela. On sent l’amour entre eux ».
On sort bouleversée de cet appartement.
Avec cette question en tête : comment
fait-elle pour ne pas déprimer,
confrontée ainsi, toute la
journée, à la maladie qui ravage,
à la déchéance physique de
la grande vieillesse ? Il y a,
répond-elle, ce sentiment si puissant
d’être utile. « De tels retours !
Une gratitude qui m’émeut. Et qui
transcende tout ». Et l’art, dont elle se
nourrit, pour oublier la maladie et la mort
qu’elle a « touchées de près
», adolescente, passant six mois à
l’hôpital. « Il faut goûter
à la vie, se faire plaisir, chaque
instant compte ! »
Surtout qu’à 10h30, elle doit faire un
crochet d’une demi-heure à son cabinet,
près du RER Robinson, pour recevoir
quelques patients valides. Avant de reprendre la
tournée jusqu’à 14h00.
Déjeuner rapide puis formalités
administratives sur l’ordinateur – il faut
rentrer les ordonnances des patients,
télétransmettre la facturation des
actes… De 16h30 à 20 heures, rebelote, la
voilà repartie auprès des
patients. « Nous sommes deux au cabinet,
nous alternons une semaine sur deux, week-end
compris. Certaines travaillent seules, c’est de
la folie pure».
Une injection est payée 3,15 euros brut,
le déplacement est indemnisé 2,30
euros. «Soit, pour aller chez quelqu’un
faire une piqure, 5,45 euros dont on retire 45%
en net. C’est délirant ! On s’engage
quotidiennement auprès des gens, c’est
très contraignant, certains ont des
sondages urinaires trois fois par jour. On a une
responsabilité lourde, on injecte des
produits, on doit exercer une grande vigilance,
mais rien de tout cela n’est reconnu ».
Nathalie Thiriet nous raconte qu’une fois, en
faisant les vérifications d’usage avant
une injection, elle s’est aperçue que le
pharmacien avait délivré par
erreur une dose dix fois supérieure
à la prescription. « Si j’avais
injecté, la personne, je l’aurais
tuée ».