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La canicule au jour le jour

Le Monde

November 19, 2003

 

 

L'alerte météo est survenue après le début de l'épidémie et n'a pas prédit de catastrophe. Les premières difficultés dans les services d'urgence ont été lues comme un problème de moyens, pas comme la manifestation de la catastrophe de la canicule. Les premiers cas d'hyperthermie, faute de données, ont été compris comme la décompensation attendue des malades graves quand survient un stress thermique, pas comme un phénomène exceptionnel touchant une population plus vaste. Certains acteurs, détenteurs d'une information qu'ils ne comprenaient peut-être pas, ont cédé à des réflexes administratifs courants en ne la partageant pas. Les personnes en charge de la veille sanitaire ont réagi comme si elles faisaient face à une "endémie" -problème courant, chronique-, pas à une épidémie brusque et majeure. Tout simplement parce que c'était à proprement parler inimaginable.

Dans ces circonstances, se révèlent de façon criante les forces et les faiblesses des systèmes. Là où des modèles, des mécanismes de réponse prédéfinis existent, la réaction adéquate peut être rapide. Les gens font ce qu'ils savent faire. Là où il n'y a aucun repère, où il faut tout inventer, la crise prend le dessus. Et pousse parfois à l'erreur. La France a aussi payé, dans cette canicule, des décennies d'insuffisances.

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Une confusion durable s'installe le 7  août, au ministère. La direction de l'hospitalisation reçoit un appel de Patrick Pelloux -président de l'association hospitalière des médecins urgentistes-, qui signale "un encombrement des urgences et le manque de disponibilité en lits à l'hôpital Saint-Antoine et dans d'autres hôpitaux de l'Assistance publique". Il évoque les effets de la chaleur. Ces informations sont considérées comme concernant un problème d'organisation hospitalière. Elles sont transmises au cabinet du ministre sans que la DGS -direction générale de la santé, dont M.  Abenhaïm est le directeur- en soit prévenue, car l'organisation des soins ne relève pas de sa responsabilité.

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Ce même 7  août au soir, Météo France publie son premier communiqué évoquant des risques liés à la chaleur. Jusque-là, il n'était question dans ses bulletins que de "canicule", pas de canicule particulièrement dangereuse. Toutefois, le communiqué ne mentionne pas la possibilité d'une catastrophe, se limitant à envisager les effets connus de la chaleur. Selon le même modèle que celui sur lequel travaille le ministère de la santé.

Le vendredi 8  août au matin, la direction départementale des Hauts-de-Seine appelle la DGS. Quelques décès se sont produits dans le département parmi des personnes hébergées en institution. On soupçonne la chaleur. Yves Coquin -directeur adjoint de la DGS- prend l'initiative de contacter le SAMU  75, la brigade des sapeurs-pompiers de Paris et l'Assistance publique. Il a besoin de savoir ce qui se passe avant d'envoyer son communiqué.

C'est Sandrine Ségovia, membre du bureau des alertes de la direction, qui va s'atteler à cette tâche. Médecin de santé publique, elle est également capitaine des sapeurs-pompiers volontaires.

Premier contacté, le SAMU de Paris lui confirme que ses services sont fortement sollicités en raison des malaises qu'entraîne la chaleur. Pour l'instant, il fait face. Ce même jour, le professeur Carli -directeur du SAMU de Paris- interroge sa base de données et observe que le nombre d'interventions de son équipe est inférieur à celui des deux années précédentes, mais qu'il concerne des personnes beaucoup plus âgées. Pierre Carli écrira après la crise que l'épidémie s'est manifestée brutalement à ses yeux plus tard dans la journée.

L'Assistance publique, elle, signale à Sandrine Ségovia une pression semblable, mais sans alarme épidémique. C'est pourtant dans l'après-midi de ce 8  août que son secrétaire général, Dominique Deroubaix, alerté par diverses voix, demande aux directeurs de tous les établissements hospitaliers de libérer un maximum de lits. Sa note indique que la situation est très préoccupante. La DGS n'en est pas informée. C'est un problème d'organisation hospitalière, pense-t-on toujours, la direction générale de la santé n'a rien à voir là-dedans.

A la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, on fait le même rapport. Plus tard dans la journée, cependant, le commandant Jacques Kerdoncuff annonce dans un communiqué que, au cours des "sept premiers jours du mois d'août, les pompiers qui couvrent Paris et la petite couronne ont effectué 1  798  interventions pour des malaises liés à la chaleur (déshydratation, coup de chaleur...), contre 1  180  interventions en 2002". Il n'est pas fait mention de décès liés à la chaleur, ni dans le communiqué ni à Sandrine Ségovia. La brigade en a pourtant déjà observé une bonne centaine, car c'est elle que l'on délègue plus volontiers pour les décès que le SAMU. Deux journalistes m'ont rapporté plus tard que les médecins des pompiers avaient été frappés ce jour-là par le nombre de morts, mais qu'ils ne pouvaient confirmer cette information officiellement. C'est la première défaillance dans la transmission de données.

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Le recueil des données auprès des pompiers soulève des difficultés administratives caractéristiques du fonctionnement de notre pays. Jugeons-en d'après le courrier qu'Yves Coquin, alerté, est amené à écrire au ministère de l'intérieur le 12  août  : "Les sapeurs-pompiers de Paris ont été contactés par l'Institut de veille sanitaire, que nous avons chargé de mettre en place un recueil de données. Ils sont d'accord pour fournir leurs données à condition que la préfecture de police, dont ils dépendent, les y autorise. Auriez-vous l'amabilité d'intervenir auprès de la préfecture  ? Merci." Même en période de crise, les règles bureaucratiques habituelles s'appliquent...

Nous n'obtiendrons ces données que deux jours plus tard, après maintes interventions de ma part. A la date du 11  août, les pompiers de Paris ont constaté près de 400  décès liés à la canicule, mais nous n'en saurons toujours rien ce jour-là. Le 12  août, les urgentistes parlent de "plus d'une centaine de décès"sur tout le territoire.

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Le 17  août, lors d'une conférence de presse au SAMU de Paris, Jean-François Mattei -ministre de la santé- annonce de nouveau une fourchette étroite, cette fois de "1  600 à 3  000  morts" (Le Journal du dimanchea titré ce matin-là  : "Au moins 5  000  morts"). Dans l'après-midi (j'ignore si c'est avant ou après cette conférence de presse), il m'appelle directement sur mon portable  : "Monsieur Abenhaïm, les chiffres changent tout le temps, est-ce 1  600 à 3  000 ou 5  000  cas  ? Que dois-je dire à Jean-François Copé -porte-parole du gouvernement-, qui passe à la télévision ce soir  ?" Je lui rappelle que je n'ai jamais avancé le chiffre de 1  600, et que je ne sais pas d'où il provient. Le chiffre de 3  000, annoncé le 13  août, correspond aux décès constatés jusqu'au 12  ; entre-temps, il y en a certainement eu autant. Enfin, j'ajoute que, comme son cabinet l'en a certainement informé (pas de réponse de sa part), l'Institut de veille sanitaire a estimé que le nombre de morts pouvait se situer entre 6  000 et 7  500. Quoi qu'il en soit, je lui conseille vivement de ne surtout pas démentir le chiffre de 5  000 du Journal du dimanche, qui sera très probablement dépassé.

Le soir même, sur TF1, Laurence Ferrari ouvre le journal de 20  heures sur ces mots  : "Jean-François Mattei parle de 1  600 à 3  000  morts, mais l'Institut de veille sanitaire, qui est censé donner l'alerte en cas d'épidémie en France, revoit ses chiffres à la hausse  : 5  000  victimes." Gilles Brücker -directeur général de l'IVS-, revenu le matin de congé, déclare en effet dans le reportage qui suit  : "Peut-être 5  000, peut-être plus, on va le savoir." Face à ces contradictions, le ministre se met en colère et décide d'annuler la conférence de presse DGS-INVS du lendemain.

Le 18  août, Jean-François Mattei déclare sur RTL  : "Mes services m'ont donné une estimation et la fourchette haute de 3  000 pour la période du 6 au 12." Il ajoute  : "On a évoqué hier le chiffre de 5  000  : c'est une hypothèse, c'est plausible, mais ça n'est qu'une hypothèse, nous avons besoin de préciser tout cela."

C'est dans cette interview qu'il pointe à plusieurs reprises l'action de la direction générale de la santé et de l'Institut de veille sanitaire, entraînant ma décision de démissionner.

Pendant les jours qui ont suivi la crise, le ministre a persévéré dans des choix qui ne permettaient pas de communiquer sur les causes de l'épidémie ni d'engager un véritable débat.

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En annulant la conférence de presse du 18  août que j'avais réclamée, avec l'Institut de veille sanitaire, le ministre a aussi perdu l'occasion de placer le débat sur le terrain de l'explication. Nous nous étions préparés à fournir la première analyse épidémiologique de la situation, à présenter les chiffres dont nous disposions -  encore incertains, il est vrai, mais permettant de comprendre le phénomène exceptionnel que nous avions vécu  -, à soulever les problèmes qu'il nous faudrait résoudre à l'avenir dans les domaines de la prévention des effets de la chaleur, de la surveillance sanitaire, de l'alerte, des actions du ministère et des agences. La tâche était ardue, mais Gilles Brücker et moi-même étions prêts à relever le défi.

Au lieu de quoi, à l'heure où j'écris ces lignes, aucune analyse officielle de l'épidémie n'a été fournie par les pouvoirs publics. Les causes du phénomène, sa dynamique, les différences de situation d'une ville à l'autre, les facteurs de prévention, tout cela n'a été abordé que de façon très générale après la crise. Il n'y a pas eu de conférence de presse au moment de la sortie du rapport de la mission Lalande -Le Monde du 10  septembre-, et aucune position officielle à son sujet  ; le rapport Inserm a été présenté fin septembre sans commentaires ministériels. Comment s'étonner dans ces conditions que le débat ne porte que sur des points de détail comme le polo de Jean-François Mattei  ?

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Dans un gouvernement ou un ministère, les services de communication ont pour mission de défendre l'action menée, et c'est bien normal. Toutefois, chercher trop activement à contrôler l'information peut s'avérer un jeu dangereux. En donnant l'impression de ne pas transmettre toutes les informations dont ils disposent, voire de manipuler l'opinion, les acteurs de la crise risquent de perdre la confiance de la population pour longtemps.

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L'approche qu'a privilégiée le ministre au plus fort de la crise est à mon sens critiquable tant sur la forme que sur le fond.

Sur la forme, tout d'abord. On ne prend pas le risque de livrer les services de l'administration à la vindicte publique sans leur laisser le temps d'expliquer leurs actions. C'est à mes yeux un principe démocratique de base. A moins qu'une faute flagrante et extraordinairement grave n'ait été commise, rien ne justifie une intervention précipitée en pleine crise. Dans la République française, des instances sont prévues pour évaluer les agissements des hauts fonctionnaires  : l'inspection générale des affaires sociales est censée remplir ce rôle. Il existe aussi des commissions d'enquête parlementaires, devant lesquelles chacun témoigne sous serment. Enfin, le recours judiciaire est possible  ; on ne se prive pas de mettre en examen quiconque fait l'objet du moindre doute. Pourquoi ne pas avoir fait jouer ces mécanismes démocratiques avant de s'interroger publiquement  ? Jean-François Mattei s'est ôté toute chance de pouvoir expliquer par la suite les aspects objectifs de l'épidémie liée à la canicule et les éléments de surprise qu'elle comporte. Quand il a essayé de le faire devant la mission parlementaire, les médias l'ont accusé de se dérober à ses responsabilités.

Sur le fond, l'attitude du ministre ne fait que renforcer la vision selon laquelle les problèmes de santé publique dans notre pays s'expliquent toujours par les manquements ou les défaillances des responsables administratifs ou ministériels. Faire "porter le chapeau" à la DGS, on le verra, est un sport national. J'ai passé quatre ans à tenter de mettre fin à cette sorte de paranoïa permanente, et j'aimerais pouvoir croire les nombreux commentateurs qui m'ont assuré que la direction générale de la santé avait regagné une certaine confiance auprès d'eux. Celle-ci n'a rien à cacher. Elle est l'administration des Français, elle n'existe que par leur volonté, leurs impôts, leurs taxes.

Je défie quiconque de trouver, au cours des années que j'ai passées à la DGS, une seule information portant sur un risque, aussi ténu ou incertain soit-il, que je n'aie rendue publique. Toute ma carrière a été consacrée à cela  : aider à la compréhension des problèmes de santé publique. Ni le jour de ma démission ni par la suite, je n'ai cherché à dénoncer, mais plutôt à comprendre.

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Les quatre derniers directeurs généraux de la santé ont démissionné ou ont eu des ennuis avec la justice. En quelques années, la France est donc devenue coutumière du fait  : face à des problèmes de santé publique difficiles, on met en cause, soit le directeur général de la santé, soit l'administration, soit même les ministres de la santé ou leurs conseillers. C'est plus simple que de se demander ce qui ne va pas dans le pays...

Cette situation est intenable, car le ministère de la santé est placé entre le marteau des risques considérables qu'il doit gérer et l'enclume de la pression sociale et du politique. Il est celui sur qui retombe la responsabilité de la défaillance de tout un système, ou plutôt de l'idée que l'on s'en fait. En même temps, la direction générale de la santé est privée des moyens d'action qui lui permettraient de répondre aux exigences actuelles en matière de santé publique et de sécurité sanitaire.

La DGS lutte pied à pied depuis quelques années pour sortir de cette spirale, entamée avec l'affaire du sang contaminé. En la pointant hâtivement sur les ondes, Jean-François Mattei a pris le risque de l'y replonger, et avec elle tout son ministère, lui-même compris. Plusieurs associations de malades, dont certaines très militantes, de nombreux confrères, des journalistes, m'ont écrit pour me dire leur déception de voir la DGS ainsi risquer de perdre le capital de confiance que nous avons cherché à rebâtir, par la transparence et le dialogue.

Les personnels de la santé ont été profondément choqués par cette mise en cause -  la section CGT du ministère a adressé une lettre ouverte à M.  Mattei en septembre. Les services qui s'occupent de sécurité sanitaire sont constamment sur le pont. Les autres font l'objet de sollicitations incessantes. De plus, tous se sentent l'objet d'une suspicion extérieure qui rend les conditions de travail souvent difficiles.

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Autre nécessité dans le cadre d'une réforme globale  : la création d'un ministère de l'environnement et de la sécurité sanitaire. Il faudrait notamment, pour éviter tout conflit de compétences, regrouper l'environnement, l'alimentation, la consommation et les produits, sans oublier les questions de la santé au travail. A la direction générale de la santé, j'ai passé des heures à discuter avec des collègues d'autres administrations pour décider si le problème des huîtres contaminées par le fuel de l'Erika relevait de l'alimentation ou de l'environnement, si l'évaluation des risques autour de l'incinérateur de Crécy était du ressort de l'Afssa ou de l'Afsse -  car la contamination des fruits et légumes était d'origine aérienne, mais l'exposition de nature alimentaire. Mêmes débats et réunions interministérielles sans fin entre l'agriculture et la santé pour déterminer l'administration responsable de l'information sur les aliments contaminés. Idem autour de certains produits, comme l'amiante, à cheval sur la santé publique et la santé au travail.

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Dans les services déconcentrés de l'Etat et des régions, les choses ne sont pas plus simples. Les directions départementales des affaires sanitaires et sociales et les directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement, quand elles ne se disputent pas l'évaluation de l'impact sanitaire des installations, se renvoient la balle. Mêmes frictions entre les Ddass et les départements des services vétérinaires quand il faut décider des actions à mener sur certains risques alimentaires.

Un ministère regroupant l'ensemble des composantes de la sécurité sanitaire serait donc considérablement plus efficace. Il devrait reposer sur des agences indépendantes chargées de l'évaluation et de la gestion des risques.

Canicules. La Santé publique en question, du Pr Lucien Abenhaïm, Fayard, 268  pages,

Lucien Abenhaïm est médecin et professeur d'épidémiologie en France et au Canada. A 52 ans, il est spécialiste des grands risques. En août  1999, il avait été nommé directeur général de la santé.Il a ainsi piloté pendant quatre ans l'une des administrations centrales du ministère de la santé, la DGS. Il en a démissionné le 18  août 2003, après la mise en cause de la DGS dans la réponse à la canicule par son ministre de tutelle, Jean-François Mattei. 

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