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Éthique et
religions: Le lobby pharmaceutique
By
Jean-Claude Leclerc
Le devoir, 22 avril 2002
Toute une campagne est en marche visant à permettre aux
sociétés pharmaceutiques de vanter leurs pilules directement aux
consommateurs. Et d'après un sondage Ipsos-Reid,
commandé par leur lobby, la majorité de la population y est favorable,
pour peu qu'Ottawa donne sa bénédiction aux annonces. Au Canada,
il est interdit de faire la promotion des médicaments d'ordonnance auprès
du public. Mais comme cette publicité est permise aux États-Unis,
les Canadiens en voient à longueur de journée à la télé américaine.
Une majorité pense même qu'elle est légale ici aussi. En réalité,
seule la Nouvelle-Zélande autorise aussi cette publicité de masse. Mais
les multinationales du médicament comptent bien gagner d'autres marchés. Au Canada, elles se sont associées avec des médias et
des agences de publicité pour faire plier le gouvernement. Ce lobby se présente
comme un groupe visant à permettre aux citoyens d'avoir accès à
l'information médicale. À l'entendre, on aurait trouvé le moyen de réduire
les listes d'attente, de suppléer au peu d'information donnée par les médecins,
et à rendre les gens davantage responsables de leur santé. De quoi
sauver le système! Aux États-Unis, cette publicité a été autorisée en
1997. En 1999, ce budget était de 1,8 milliard de dollars. Il a grimpé
à 2,5 milliards en 2000. À elle seule, Merck
a dépensé pour Vioxx, un produit pour l'arthrite, plus que Pepsi
ou Budweiser,
d'après le U. S. National Institute for Health Care Management. Bien sûr,
la loi impose d'indiquer les effets secondaires des médicaments. Mais
cela ne freine pas les consommateurs, à en juger par la hausse des ventes. Les médecins américains sentent le danger. Eux-mêmes étaient
déjà courtisés par les pharmaceutiques qui leur offrent des échantillons
gratuits et des sessions de luxe sur les bienfaits de leurs produits. Voilà
que maints patients exigent ce nouveau remède qu'ils ont vu à la télé,
et plus d'un médecin cède tout en sachant que le produit est inutile ou
même nocif. Pire, on invite les gens à l'acheter par Internet où un «docteur
de compagnie» tient lieu de médecin traitant. Or, la tendance à l'automédication est déjà problématique.
Trop de gens s'empiffrent de pilules et d'autres produits sans égard aux
effets ou aux combinaisons dangereuses. La prochaine étape sera-t-elle la
suppression du médecin et du pharmacien comme spécialistes du médicament?
C'est déjà fait pour les médicaments sans ordonnance. Quelle calamité
sociale va se répandre dans une population inculte à cet égard? La publicité incite à acheter. Un des médicaments vantés
à la télé américaine promet de guérir la calvitie. D'après une étude
publiée par le British Medical Journal, l'année durant laquelle on en a
fait la publicité, les visites chez le médecin pour cette «maladie»
ont augmenté de 79 %. L'auteur note le saut qualitatif dans les messages.
Il y avait une pilule pour chaque maladie, désormais on aura une maladie
pour chaque pilule! Dans la même revue, l'industrie se défend. Pourquoi les
consommateurs n'auraient-ils pas droit d'obtenir toutes les informations nécessaires
pour faire des choix en connaissance de cause? Et pourquoi ce traitement
injuste pour l'industrie du médicament, alors que toutes sortes
d'organisations sont libres de diffuser de l'information, même de qualité
douteuse? Visiblement, l'industrie de la pilule songe à imiter celle du
tabac et à défendre «le droit du public à l'information». Sauf que le public n'a pas accès à toute l'information,
surtout pour les produits nouveaux, dont les effets réels ne seront
souvent connus que des années plus tard. Conflit d'intérêts La médecine est déjà trop portée à prescrire des médicaments
pour à peu près tous les maux. Si certains remèdes soulagent les symptômes,
peu vont au coeur du problème et guérissent la maladie. Prévention,
alimentation équilibrée, environnement sain, équilibre psychique, thérapies
diverses importent au moins autant qu'un apport pharmaceutique. La voie
qu'on propose n'a rien d'un choix. Au reste, tous les malades ne sont pas également «intéressants».
Aux États-Unis, l'industrie pharmaceutique vise les plus vastes marchés
possibles. Les maladies chroniques qui touchent un grand nombre de gens et
sont susceptibles d'en faire des consommateurs fidèles, sont mises en
vedette dans la publicité. En tête du palmarès, on trouve des anti-inflammatoires
pour l'arthrite, des antihistaminiques pour les allergies et, bien sûr,
des antidépresseurs. L'industrie se trouve dans un conflit d'intérêts patent,
estiment ses critiques. Si elle avait à coeur de contribuer à la santé
publique et au soulagement des malades, la voie à suivre serait toute
tracée. Elle n'aurait qu'à soutenir financièrement la formation du
personnel et l'éducation scientifique du grand public. Mais il s'agit
pour elle de faire avant tout de l'argent, disent les observateurs, et de
se prémunir contre une concurrence accrue. Déjà cette publicité de masse gonfle le prix des médicaments.
Non seulement les pilules coûtent plus cher, mais plus de gens en
demandent. L'effet sur les coûts de la santé est déjà important, et au
rythme des augmentations, il sera catastrophique. Aussi, les associations
de médecins et de pharmaciens s'inquiètent de cette transformation du
système de soins et s'opposent à toute libéralisation. (Aux États-Unis,
des assureurs de même que plusieurs entreprises craignent une telle évolution,
car les régimes d'assurance médicament risquent d'écraser sous le poids.) Le ministère fédéral de la Santé, après que le
Parlement eut interdit la publicité des médicaments d'ordonnance, a
entrouvert la porte. On peut parler d'une maladie à condition de ne pas
mentionner un remède, et on peut annoncer un remède si on ne précise
pas à quelle maladie on le destine. D'où l'astuce des doubles messages
publicitaires qui ont fait leur apparition. D'un côté, on se porte au
secours de monsieur et de sa dysfonction érectile, par exemple; de
l'autre, on montre son voisin bondissant d'enthousiasme grâce au viagra. Le ministère prétend ne pas vouloir élargir la loi.
Mais on la met déjà en échec. Sous l'influence des États-Unis,
la brèche pourrait s'agrandir. Pour les médias d'ici, pareille manne
pourrait valoir jusqu'à 400 millions. Qui va y contester l'exploitation
de la maladie et de l'ignorance? En tout cas, tous n'ont pas de la santé
publique la même conscience que le Globe
and Mail, qui suit de près ce dossier. Et à ce jour le monde de la santé n'a pas
fait savoir clairement s'il veut ou non du free for all à l'américaine. À la lumière de l'expérience, force est de conclure que
cette publicité devrait généralement être interdite. La population est
déjà compulsivement dépendante d'une série de produits dangereux.
Faut-il faire en plus la promotion d'une autre consommation, plus
insidieuse peut-être? Si un médicament répond à un grave enjeu social
ou à quelque urgence nationale, le gouvernement lui-même devrait
normalement en faire lui-même la promotion.
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