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Séisme sur les retraites en Argentine et au Chili

Manuel Riesco, Le Monde Diplomatique


Décembre 2008 

 

Argentine et Chili

 

Adossés aux Bourses, les fonds de pension sont censés garantir une retraite décente aux personnes âgées — bien plus sûrement que les systèmes par répartition, majoritaires dans les pays de la « vieille Europe ». Résultat ? Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Chili ou en Argentine, les pensions ont suivi la chute des actions. La France a pu y échapper en grande partie. Pour combien de temps ? 


Très vives réactions en Argentine après l’adoption, à une écrasante majorité du Parlement, de la loi de nationalisation des retraites proposée par le gouvernement de Mme Cristina Fernández, le 7 novembre 2008 (1). Certains sont pourtant allés jusqu’à parler de spoliation. La mesure a même provoqué une fuite des capitaux, de fortes baisses des Bourses de Buenos Aires et de... Madrid, très préoccupée par le sort des entreprises espagnoles ayant une participation dans les organismes privés de gestion de l’épargne-retraite, les Administradoras de Fondos de Jubilaciones y Pensiones (AFJP).


En Argentine même, les opposants à cette mesure accusent le gouvernement de vouloir faire main basse sur les quelque 28 milliards de dollars détenus par les AFJP, pour les utiliser à sa guise et faire face à d’importants problèmes financiers (en particulier, les prochaines échéances liées à la dette extérieure). Pourtant, la loi établit que cet argent ne pourra être utilisé que pour le paiement des retraites et que son administration sera soumise à la supervision d’une commission bicamérale et à un conseil composé de chefs d’entreprise, de travailleurs, de retraités, de fonctionnaires, de banquiers et d’élus.


Cette réforme clôt le chapitre de la privatisation ouvert il y a quatorze ans et met un terme à la suprématie des AFJP. L’Etat se propose de répondre aux attentes des détenteurs de plans d’épargne par capitalisation et de remplir la mission d’intérêt général que les fonds de pension privés n’ont pu mener à bien : garantir à l’ensemble des Argentins une retraite d’un montant décent.


Imposé de façon autoritaire par le général Augusto Pinochet dans le cadre des AFJP (neuf millions et demi d’affiliés), les fonds de pension privés offraient deux possibilités : le transfert des fonds vers une compagnie d’assurance afin d’assurer une rente à vie, ou le retrait graduel des fonds jusqu’à épuisement. Par crainte de se trouver un jour sans ressources, la plupart des épargnants ont opté pour la première solution.


Ces pensions, dont le montant était défini selon des critères retenus au moment de la souscription du contrat initial, obéissaient à plusieurs facteurs variables, tels le capital investi, les intérêts accumulés ou l’espérance de vie. Au moment du départ en retraite, elles étaient rarement conformes aux prévisions de départ et se révélaient dans la plupart des cas insuffisantes, voire misérables.


En revenant à un régime de retraites par répartition, les Argentins renouent avec le mode de calcul simple basé sur les salaires et les années de cotisation (2) qui avait cours dans de nombreux pays d’Amérique latine avant l’ère de la privatisation et continue de prévaloir dans la plupart des pays développés. Désormais, le système garantit dans la plupart des cas un revenu supérieur à 60 % des salaires.


Le Chili voisin est le seul pays du monde à avoir conduit l’expérience de la privatisation complète des retraites durant une période de plus d’un quart de siècle. A ce titre, il fait figure de laboratoire. Inspirée directement des théories de Milton Friedman et imposée de façon autoritaire par le général Augusto Pinochet, la réforme fut mise en œuvre dès 1980, sans consultation aucune du Parlement ou de l’opposition, par l’économiste libéral José Piñera, qui voyait dans la capitalisation le système idéal (3).


Le pays se relevait alors d’une crise très profonde et vivait une période de renouveau économique et de croissance rapide, dépourvue de récession majeure. Sans connaître de hausses spectaculaires, les salaires augmentaient régulièrement et, par un effet mécanique, les capitaux s’accumulaient dans les caisses de sécurité sociale. Dans le même temps, la privatisation des entreprises offrait des occasions d’investissement extra- ordinairement rentables.


Avant que l’actuel effondrement boursier ne vienne ébranler la confiance des opérateurs financiers et ne discrédite l’utopie des intérêts capitalisés, les Bourses et monnaies des pays émergents, dont le Chili, profitèrent considérablement de l’énorme bulle spéculative des années 1990 à 2000, et les compagnies administratrices de fonds de pension chiliens (Administradoras de Fondos de Pensiones, AFP) purent, pendant près d’un quart de siècle, afficher des taux annuels de rentabilité exceptionnels, de l’ordre de 10 %.


Plus de droits pour les hommes que pour les femmes 


En apparence, le Chili réunissait les conditions optimales pour faire la preuve de la supériorité de la capitalisation. Pourtant, les Chiliens réalisent aujourd’hui que les AFP ne sont pas en mesure de tenir leurs promesses. Des millions d’entre eux percevront au moment de leur départ en retraite des sommes infimes (de 8 à 16 euros par mois), quand le salaire minimum est de 135 000 pesos (156 euros).


Que s’est-il donc passé ?

 

 Depuis 1981, à l’exception des 3,8 % de Chiliens qui parvinrent à conserver leur ancien régime par répartition (parmi eux, les militaires et les policiers) et des 3,5 % cotisant à la caisse des indépendants, l’ensemble de la population active est obligatoirement affiliée à un régime par capitalisation. Cependant, le marché de l’emploi est devenu si précaire que seuls 11 % des salariés parviennent à effectuer des versements sur une base mensuelle. Les statistiques communiquées par les AFP elles-mêmes démontrent qu’en moyenne les deux tiers des assurés ont cotisé moins d’un mois sur deux ; la moitié, moins d’un mois sur trois ; et un tiers, moins d’un mois sur cinq.


Dans les mégapoles des pays émergents, la frontière entre secteurs d’activité formels et informels est de plus en plus floue. Des millions de travailleurs alternent contrats de courte durée et périodes de chômage ou de travail indépendant, en attendant un emploi plus stable. La précarité est encore plus patente pour les femmes, qui opèrent un va-et-vient constant entre emploi salarié et travail au foyer. Dans un tel contexte économique et social, un système prévisionnel reposant sur l’hypothèse d’une manne générée par les intérêts capitalisés de l’épargne salariale ne pouvait se maintenir.


Après avoir entendu les critiques et recueilli les propositions émanant entre autres de l’opposition de gauche, la présidente Michelle Bachelet décidait, au début de 2008, d’instaurer un « filet de sécurité » garanti par l’Etat : une allocation publique de solidarité d’un montant de 120 euros par mois, équivalant à 60 % des revenus salariaux les plus modestes, et un complément alloué aux bénéficiaires des AFP recevant des prestations inférieures à 315 euros. L’adoption de ces mesures prouve à l’évidence qu’une politique de retraite par capitalisation, même menée dans les meilleures conditions, ne répond pas aux besoins essentiels d’une population. Au Chili, elle laisse sans revenu les deux tiers des retraités.


La réforme votée en Argentine a pris soin de préserver le droit des femmes à une retraite anticipée et, surtout, d’utiliser le même barème que celui des hommes pour le calcul de leurs droits. En raison de leur espérance de vie plus longue, un tiers d’entre elles, à capital égal, recevaient des AFJP des prestations inférieures d’un tiers à celles versées aux retraités masculins.
L’expérience chilienne apporte, dans ce domaine, un éclairage pertinent et fournit des exemples précis : une femme médecin qui s’est tournée vers un fonds de pension en 1981 et a cotisé sans aucune interruption au taux maximum reçoit une retraite inférieure à 550 euros. Un homme marié ayant cotisé sur les mêmes bases perçoit quant à lui 945 euros. Si elle avait conservé son régime de retraite par répartition, comme certaines de ses collègues ont pu le faire, sa retraite s’élèverait à 1 100 euros. Avant même que la crise n’eût englouti une grande partie de l’épargne par capitalisation, le recensement de milliers de cas similaires a montré que les fonds de pension privés chiliens pénalisent systématiquement les femmes.


Des sommes astronomiques pour les dirigeants 


Le 30 octobre 2008, la direction des retraites du Chili rendait publics les chiffres des pertes subies par les fonds de pension. En moins d’un an, celles-ci s’élèvent à 19,8 millions d’euros, soit 26,7 % du capital total. Les fonds plus risqués ont quant à eux essuyé des pertes de 35 %, voire 45 %. Plus de la moitié des bénéficiaires sont touchés.


« Les entreprises passent, les gouvernements demeurent. » A l’heure où les principaux fonds de pension privés sont en faillite, il peut être opportun de se rappeler cette déclaration de la présidente argentine. Le cataclysme laisse dans l’angoisse du lendemain les centaines de milliers de Latino-Américains qui ont confié leur épargne à ces institutions dans la perspective d’une pension de retraite à vie (4).


Les compagnies d’assurance les mieux représentées en Argentine et au Chili sont aussi celles qui, selon l’expression employée par leurs dirigeants à l’encontre du gouvernement argentin, ont le plus « spolié » les épargnants. En un an, Internationale Nederlanden Groep (ING) a perdu 68,7 % avant d’être en partie nationalisé par le gouvernement néerlandais qui a injecté plus de 10 milliards d’euros pour tenter de redresser la société ; les actions de Metropolitan Life Insurance Company (Metlife) ont chuté de 52,7 %, et celles de Principal de 63,1 %. Ces trois sociétés concentrent plus de 40 % des deux cent quatre-vingt mille pensions de retraite actuellement payées par le régime privé chilien.


L’Etat continue pour sa part de verser sept cent quatre-vingt-seize mille pensions dans le cadre de l’ancien régime par répartition (5), tandis que cinq cent trente-trois mille personnes perçoivent l’allocation publique de solidarité. Au total, trois adultes sur quatre reçoivent des pensions publiques.


En Argentine, la publication des montants astronomiques que les dirigeants des AFJP et des compagnies d’assurance s’octroyaient, alors même qu’ils jouaient l’épargne des déposants au grand casino de la finance internationale, a soulevé l’indignation. Sur une période de quatorze années, plus d’un tiers des 12 milliards de dollars (9,5 milliards d’euros) de rétributions pour « prestations de services » ont été destinés aux salaires des principaux dirigeants, tandis que les commissions versées aux directeurs commerciaux constituaient le deuxième poste de dépenses. La situation est similaire au Chili.


En 2007, en pleine crise, et alors qu’ils perdaient 27 % de l’épargne de leurs déposants, cent cinquante des dirigeants des AFJP empochaient 200 millions de pesos argentins (47 millions d’euros), soit l’équivalent de trois cent cinq mille pensions de retraite moyennes. Le chiffre le plus frappant fut sans conteste celui du flux annuel des cotisations que se sont appropriées les AFJP et qui s’élève à 15 milliards de pesos par an (3,17 milliards d’euros), sans compter les commissions et les primes touchées par les AFJP et les compagnies d’assurances.


Les mêmes dérives se produisirent au Chili, où un tiers des 27,9 milliards de pesos chiliens (32 millions d’euros) que représentait l’épargne provisionnelle entre 1981 et 2006 servirent à rétribuer les AFP et les compagnies d’assurance. Les deux tiers restants furent investis dans une poignée de grands groupes économiques au sein desquels les dirigeants des AFP chiliennes occupaient des postes de haut niveau (6).


Mme Fernández a qualifié la privatisation des retraites de « pillage ». Son gouvernement entend mettre un terme au gâchis. La nationalisation a d’ores et déjà permis de sauver du désastre 19 milliards d’euros, ce qui n’a pas manqué d’émouvoir le quotidien chilien El Mercurio. Le journal conservateur de Santiago, qui n’avait pas exprimé d’inquiétude lorsque ce pouvoir était aux mains d’une poignée d’AFJP, a en effet alerté l’opinion sur le risque de voir l’Etat argentin en position, grâce à ces capitaux, de nommer les directeurs d’une quarantaine d’entreprises privées.


La manne que constituent les cotisations prélevées sur les salaires est la véritable raison de l’immense intérêt que les groupes financiers du monde entier portent aux systèmes de retraite, car là se trouve la réelle corne d’abondance. L’historien Robin Blackburn l’a énoncé dans l’article majeur qu’il a consacré à l’histoire de la privatisation des retraites : « Mettre la main sur la masse des salaires mondiaux est l’aspiration ultime du capitalisme financier (7). »

 Blackburn revient également sur le rôle joué par M. Lawrence Summers lorsque, économiste en chef de la Banque mondiale, l’homme que M. Barack Obama vient de désigner comme son conseiller économique commanda l’étude qui préconisa la privatisation des régimes de retraite dans tous les pays émergents (8). Même si elle ne fut que partielle, cette privatisation a bien eu lieu dans de nombreux pays. De grandes puissances, comme certains pays européens ou le Brésil, y ont échappé grâce à la résistance de leurs opinions publiques, le Chili demeurant le seul pays à avoir vécu l’expérience pleine et entière.


Mettre la main sur la masse des salaires mondiaux 


Pour paraphraser l’historien Eric Hobsbawm, le capitalisme survivra sans nul doute à cette crise. Pas les AFP. La fin est inévitable pour les AFJP argentines, mais les Administradoras de Fondos para el Retiro (Afore) mexicaines, les Administradoras de Fondos de Ahorro Previsional (AFAP) uruguayennes, les AFP chiliennes, boliviennes ou péruviennes existent encore. Si tous ces fonds subissent le même sort que leurs homologues argentins, des millions de retraités d’Amérique latine et d’ailleurs pourront sans doute respirer un peu mieux.

(1) Cent soixante-deux députés pour, soixante-quinze contre. Le texte a été ratifié par le Sénat, le 20 novembre (quarante-six sénateurs pour, dix-huit contre).


(2) En Argentine, il existe un minimum vieillesse mensuel de 320 pesos (78 euros), auquel s’ajoute 1,5 % du salaire indexé sur les dix dernières années, sur une base minimale de trente ans de cotisation.


(3) Tout salarié a dû obligatoirement s’affilier à un fonds « librement choisi », qu’il peut quitter en emportant son épargne, et auquel il verse au moins 10 % de son salaire plus 2 % de commission pour la gestion du fonds.


(4) Le « succès » du système chilien a poussé sept autres pays d’Amérique latine à lui emboîter le pas : le Pérou (1993), l’Argentine et la Colombie (1994), l’Uruguay (1995), le Mexique, le Salvador et la Bolivie (1997).


(5) L’Etat prend en charge les droits à la retraite acquis avant 1982.


(6) « Resultados para sus afiliados de las AFP y compañías de seguros relacionadas con la previsión. 1982-2006 », Centro de estudios nacionales de desarrollo alternativo (Cenda), Santiago (Chili), mars 2007.


(7) Robin Blackburn, « The global drive to commodity pensions », 2008.


(8) « Adverting the old age crisis. Policies to protect the old and promote growth », Banque mondiale, New York, 1994.


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