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1912: La retraite à 60 ans!Par: Jean Louis Robert Si la loi du 5 avril 1910 sur les
retraites ouvrières et paysannes est bien connue des spécialistes du
droit du travail, l'importance de la loi de finances rectificative de
1912, établie par Léon Bourgeois, qui abaissait de 65 à 60 ans l'âge
d'admission au bénéfice de la loi, est trop souvent oubliée. En fixant
la retraite à 60 ans, la France républicaine prenait une position très
originale au regard de pays qui, comme l'Allemagne et le Royaume-Uni,
avaient élaboré une protection sociale solide des vieux travailleurs,
mais avaient fixé l'âge du bénéfice de la retraite à 70 ans. La loi du 5 avril 1910 est sans doute
l'expression la plus poussée de la politique sociale d'esprit solidariste
mise en place par les gouvernements radicaux du début du XXe siècle.
Elle comprend trois dispositions inédites qui sont aux prémices de
l'Etat social français. D'abord, elle n'est pas une loi d'assistance
organisée sur une base territoriale comme l'était celle de 1905
d'assistance aux vieillards (de plus de 70 ans), infirmes et incurables.
L'objet de cette dernière était, sans doute, largement politique. Il
s'agissait d'abord pour la République d'enlever à l'ennemi clérical un
de ses points forts : l'aide aux pauvres. Avec le texte de 1910, il
est mis en avant une loi d'assurance prenant en compte les revenus du
travail, organisant la retraite des travailleurs (salariés ou petits
artisans et exploitants agricoles). Elle prévoit ainsi un mode d'allocation
viagère de l'Etat dans la constitution de la pension. Quel que soit le
montant des cotisations versées avant 60 ans par le retraité, celui-ci
touche de l'Etat une allocation annuelle de 60 francs, portée en
1912 à 100 francs (environ 5 000 francs actuels).
Certes, cette somme était très faible, mais représentait néanmoins un
plus : tous ceux qui pourraient justifier d'avoir cotisé trente ans
étaient certains d'en bénéficier. Pour ceux qui avaient déjà 65 ans
en 1910 ou 60 ans en 1912, et qui n'avaient pas cotisé antérieurement,
ils devaient seulement justifier d'avoir travaillé trente ans. Enfin la loi de 1910 instituait la
cotisation obligatoire pour les salariés dont le revenu annuel ne dépassait
pas 3 000 francs. Son montant était de 9 francs pour
les ouvriers masculins, de 6 francs pour les ouvrières et de 4,50
francs pour les jeunes de moins de 18 ans. Les patrons étaient
soumis à la même obligation. A partir de 65 ans en 1910 (60 ans en
1912), le salarié pouvait bénéficier de sa pension, dont le calcul était
très complexe. Une partie, très variable, venait de la capitalisation
des cotisations salariales et patronales, qui pouvaient être déposées
dans des caisses très diverses (où les mutuelles s'étaient taillé la
part du lion), mais contrôlées par l'Etat ; une autre, fixe, était
constituée par l'allocation de l'Etat. Le système était très complexe, ce qui ne
contribua pas à son efficacité et à sa popularité. Cette usine à gaz
était la traduction d'un compromis long à établir, puisque la Chambre
des députés avait adopté un premier projet dès 1901, puis d'un vote précipité
par le gouvernement, qui voulut absolument sa loi avant les élections de
1910. Elle était aussi liée à la fragilité technique encore sensible
du jeune ministère du travail. La contestation de la loi est venue de deux
camps très opposés. Les milieux libéraux et patronaux,
influents au Sénat, s'étaient classiquement opposés à la notion
d'obligation. Mais cette attitude fut finalement affaiblie. Les petits
patrons ont mis de l'eau dans leur vin, car nombre d'entre eux pouvaient bénéficier
de la loi. De même, lorsque sous pression de la commission sénatoriale,
le niveau de la cotisation obligatoire fut diminué de 30 francs à
9 francs, la somme demandée parut très supportable. Jean Lescure
faisait justement remarquer dans la Revue d'économie politique de 1912
: « Qu'est-ce qu'un supplément de 4 500 francs
de frais pour une usine occupant 500 ouvriers ? Ce n'est même
pas le traitement d'un contremaître. » Ainsi, dès 1911, la
puissante Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) ne
s'oppose pas à l'application de la loi. L'opposition fut finalement plus vive et
plus durable dans le mouvement ouvrier. Si la majorité du Parti
socialiste, autour de Jaurès, soutint la loi, perçue comme une première
étape dans la construction d'un Etat social, une minorité du Parti
socialiste, les guesdistes, et la CGT s'y opposèrent avec vivacité.
Jules Guesde et le syndicaliste Merrheim voyaient d'abord dans la loi un
moyen de renforcer le capitalisme. Les cotisations obligatoires allaient
alimenter des fonds de pension qui seraient investis en obligations au
profit du développement capitalistique. Ou alors les cotisations
obligatoires allaient alimenter les caisses de l'Etat, qui n'était, aux
yeux des guesdistes et des syndicalistes révolutionnaires, qu'un ennemi. L'autre argument était sans doute plus
populaire. Si 9 francs de cotisation annuelle était peu pour les
industriels, cela représentait, en revanche, beaucoup pour nombre
d'ouvriers : une grande journée de travail pour les plus qualifiés,
peut-être deux journées pour les manœuvres. En 1910, la marge
disponible « pour mettre de l'argent de côté » était
encore très faible. D'autant que le niveau prévisible des pensions était
bas. Enfin la CGT dénonçait le fait que l'espérance de vie des ouvriers
ne permettrait le bénéfice de la loi que pour un nombre infime d'entre
eux. Sur les murs, les militants collaient d'immenses affiches où se détachaient
« Contre la capitalisation ! pour la répartition !
». L'application de la loi reste discutée.
Elle rencontra un très grand succès auprès des vieux travailleurs, qui
demandèrent généralement à en bénéficier (au moins pour la somme
versée par l'Etat). Mais des études statistiques ont aussi montré que
la majorité des cotisants obligatoires se dispensèrent du paiement,
surtout les plus jeunes et ceux qui habitaient dans les grandes villes. De
ce point de vue, la loi fut un échec. Mais elle reste un moment-clé du
passage de l'assistance à une solidarité garante de la cohésion républicaine. Jean-Louis Robert est titulaire de la chaire
d'histoire sociale du XXe siècle à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
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