Comment remplacer les cadres du baby-boom ? 

Par: Laurent Bellot
Le Monde, 14 avril 2001

La chasse aux cadres est ouverte ! 

Chez IBM France, leur turn-over (fréquence des départs) a doublé en 2000. Chez Bouygues Construction, il est passé de 5% à 10% en trois ans. Chez Legrand, "il a doublé, de 3% à 6%, pour les cadres commerciaux et de recherche", annonce Xavier Couturier, responsable de la gestion des cadres. A la Caisse d'épargne, "il augmente de 30% par an depuis trois années, commente Bruno Mettling, membre du directoire.

Ce sont d'ailleurs les jeunes bien formés qui partent en premier à la concurrence." Pour l'instant, le petit jeu entre entreprises est simple: chacune fait classiquement son marché chez ses rivales. Mais la tension sur le recrutement est loin d'avoir atteint son sommet. Dans le secteur bancaire, d'ici dix ans, "on estime que 60000 personnes, dont une bonne majorité de cadres, vontpartir à la retraite", précise M.Mettling. La SNCF va, elle, devoir renouveler "70 % de ses 20000cadres d'ici à 2010", précise Marie-Dominique Bidault, responsable du recrutement des cadres.

Dans une dizaine d'années, toutes les entreprises vont devoir faire face à la conjonction inédite de trois facteurs: le départ à la retraite des "baby-boomers" – cette classe d'âge née du boom démographique de l'après-guerre–, la quasi-absence de recrutement pendant la période de crise des années 1990 et la faible natalité dans les pays développés. En clair, la "guerre des talents" qui oppose les plus grandes entreprises va se généraliser. Un véritable déficit de cadres se profile, qui touche autant les Etats-Unis que l'Europe, et qui risque de constituer un frein à la croissance.Comment les entreprises vont-elles gérer cette situation ? Peu d'entre elles ont entamé une véritable réflexion. Celles qui ont commencé à le faire explorent trois pistes.Fidéliser les salariés. C'est le réflexe de "survie" prôné par tous. "

Dans les prochaines années, recruter va coûter beaucoup plus cher que de capitaliser sur les salariés actuels", précise IBM qui, depuis septembre2000, impute à chaque département ses coûts de recrutement pour que cette idée se répande dans l'entreprise. Pour tenter de retenir leurs salariés, de nombreuses entreprises adaptent leur système de rémunération pour mieux récompenser la performance individuelle : stock-options, primes, bonus. 

Mais, comme le précise David Derain, du cabinet spécialisé en ressources humaines Hay Management, "la faible inflation va limiter les possibilités de hausse de salaires".L'argent ne suffit pas. "Les gens rejoignent une entreprise mais quittent un manager", remarque avec un brin d'ironie Concetta Lanciaux, forte de toute l'expérience acquise par deux décennies auprès de Bernard Arnault, qu'elle conseille pour les ressources humaines. Les salariés ont besoin d'évoluer et de se sentir reconnus. Des exigences qui ne sont pas nouvelles mais qui, compte tenu des circonstances, vont devenir des priorités. 

"Faire grandir les gens dans l'organisation va devenir un avantage compétitif, prévient M.Derain. Mais cela nécessite une réflexion en profondeur sur la gestion des hommes."Legrand a créé en 2000un véritable programme initiatique, dénommé "conducteur de talents", pour accompagner le jeune salarié: session d'intégration, programme d'efficacité personnelle au bout de 18mois, formation sur l'approche managériale après trois ans. Chez IBM, pour que les jeunes cadres se sentent plus libres, "ils peuvent désormais, sans en référer à leur supérieurs hiérarchiques, postuler par intranet pour des postes du groupe, raconte Dominique Calmant, directrice des ressources humaines pour la France. C'est un véritable choc de cultures. Certains supérieurs se plaignent. Nous tâchons de leur expliquer les tensions du marché de l'emploi". D'autres groupes ont amorcé des programmes pour améliorer le fonctionnement des managers. "

En 2000, nous avons organisé des sessions de réflexion avec une centaine de cadres et avons constaté qu'ils n'avaient pas été préparés à gérer des collaborateurs", reconnaît Dominique Languillat, directrice emploi à la Caisse d'épargne. De cette réflexion est née une brochure mode d'emploi qui a été présentée, vendredi 23mars, aux cadres supérieurs. LVMH tente l'incitation financière: "Une partie des bonus des top managers est liée à la qualité de leur management, commente Mme Lanciaux. Il faut miser sur leur formation. Nous avons mis en place un programme spécial depuis deux ans."Valoriser les seniors. Après des années de plans massifs de préretraites, certaines entreprises commencent à constater–calcul économique à l'appui–qu'elles doivent garder les personnes d'expérience. "

A la Caisse d'épargne, nous nous sommes dit: pourquoi nous séparer des gens expérimentés pour recruter des jeunes, moins chers mais également bien moins fidèles", raconte M.Mettling. "Beaucoup d'entreprises ont oublié, à tort, que ces hommes sont des formateurs extraordinaires", renchérit François Jacquel, directeur central des ressources humaines du groupe Bouygues construction. Les pistes pour utiliser au mieux les "seniors" sont nombreuses: tutorat pour les plus jeunes, gestion des projets transversaux… Sous la houlette de l'Institut des nouvelles carrières, Renault, Thomson, Sanofi, France Telecom, Saint-Gobain planchent, en groupe, sur le sujet.Rien de très concret jusqu'à présent. Car ce genre de politique n'est pas simple à mettre en œuvre. "

Après six ans de plans de préretraite, on a créé un phénomène d'attente, raconte-t-on à IBM. 2000est la première année où il n'y en a pas. Il faut éviter que les personnes qui n'y ont pas droit se sentent lésés." IBM, tout comme la Caisse d'épargne, a mis en place des bilans personnalisés pour aider chaque senior à trouver un nouvel élan. "Nous avons eu trop tendance à arrêter d'investir en formation pour les personnes en fin de carrière", reconnaît M.Mettling.La pénurie annoncée devrait également, à terme, faciliter l'embauche des plus de cinquante ans dans une économie encore obnubilée par le jeunisme. "

L'âge du management actif va s'élargir, pronostique MmeLanciaux. On va sans doute donner plus d'importance aux compétences des seniors. Je commence désormais à présenter des personnes de cinquante-quatre ans aux filiales de LVMH. Il y a deux ans, je ne l'aurai pas fait."Elargir le recrutement. Les entreprises et les recruteurs ont facilement des œillères, ils détestent prendre des risques et vénèrent les diplômés des grandes écoles. "Nous allons devoir élargir nos cibles de recrutement, faire plus appel à des profils universitaires ou des personnes moins avancées dans leurs études", reconnaît MmeCalmant d'IBM. "

On a été trop gâté, admet M.Mettling. Nous avons eu tendance à recruter des bac +4pour des postes où nous avions besoin de bac +2." L'entreprise réfléchit à une intensification des programmes de "formation qualifiante" pour pouvoir recruter des personnes à un niveau inférieur et les former en interne.

Parallèlement, les entreprises commencent à percevoir que leurs grilles traditionnelles d'évaluation peuvent les faire passer à côté de compétences. "A force de ne s'occuper que des 20 % de cadres supérieurs à haut potentiel, on laisse de côté les 80 % autres. Or on ne sait pas quels seront les talents de demain", remarque Hughes Roy, associé et responsable de l'activité de conseil en ressources humaines chez Arthur Andersen. "

Il nous faut mieux détecter les talents, c'est un travail de terrain. Nous testons actuellement un plan de développement individuel chez Moët et Chandon, pour permettre à chacun de faire un bilan approfondi de ses compétences", précise MmeLanciaux. La Caisse d'épargne élabore "depuis un an un nouveau système de formation interactif sophistiqué: CD- ROM, programmes informatiques… Nous voulons remettre dans le coup les personnes un peu en retrait et faire émerger des talents".Enfin, les multinationales imaginent des opportunités au-delà des frontières. "

Il va falloir aller chercher les compétences là où elles se trouvent, en Europe de l'Est par exemple. Certains réservoirs de main-d'œuvre vont se déplacer", dit-on chez LVMH. Pechiney, IBM, ou Bouygues construction avancent spontanément cette même solution. L'Oréal se félicite d'"être sorti des sentiers battus du recrutement": son jeu de stratégie en ligne, "e-strat challenge", a attiré 2200 étudiants de 44nationalités. Autant de recrues potentielles pour le groupe de cosmétique.


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