De la croissance, des inégalités et des élections

 

Par:Jean-Paul Fitoussi
Le Monde, 29 mars 2001

POURQUOI les bonnes performances économiques ne sont-elles plus vraiment (électoralement) récompensées ? Les brillants résultats de l'économie américaine - le plus long cycle de croissance non inflationniste que les Etats-Unis ont connu depuis la seconde guerre mondiale - n'ont pas permis l'élection d'un candidat démocrate, à un moment où l'on pensait que le cycle devait encore se poursuivre. Pourtant, une relation estimée par un économiste américain (Ray C. Fair) avait montré que l'on pouvait prédire l'issue d'une élection présidentielle sur la base, essentiellement, du taux de croissance des six derniers mois et du taux d'inflation des deux dernières années. Son équation prévoyait correctement le résultat des élections dans seize cas sur dix-neuf !

L'économie française entrera en juin dans sa cinquième année de croissance retrouvée, après l'une des périodes de quasi-stagnation les plus longues de son histoire, mais les résultats des élections municipales n'ont pas, et c'est un euphémisme, été conformes aux attentes, et moins encore aux prévisions. Certes, parce que des élections locales ont ceci de particulier qu'elles ne sont pas nationales, la vertu de la comparaison avec l'exemple américain a des limites. Mais l'impression demeure que les bons indicateurs économiques n'ont pas, ou plus, le rôle électoral qu'on leur prête.

L'hypothèse selon laquelle les chiffres de la croissance ne renseignent plus aussi bien que par le passé sur la condition des gens et moins encore sur l'état de la société mérite d'être considérée. Il fut un temps où les grandeurs macroéconomiques (croissance, emploi, salaires, etc.) reflétaient assez bien l'évolution de la situation d'une majorité de personnes. Tel n'est plus le cas aujourd'hui, où l'augmentation des inégalités de revenu, les différences de statut salarial, l'individualisation des destins conduisent à une fragmentation croissante de la société. Une même croissance économique peut en effet avoir des significations radicalement différentes selon qu'elle bénéficie à la grande majorité de la population, aux 10 % les plus riches, ou au contraire aux 10 % les plus pauvres.

Il y a, bien sûr, le scandale de l'exclusion, de l'importance de la pauvreté dans les pays riches, qui constitue un premier brouillage, si ce n'est le brouillage premier des chiffres globaux : que signifie le retour de la croissance, ou même de l'emploi, pour des personnes dont les conditions de vie sont si difficiles qu'elles semblent appartenir à un autre siècle ? Comment ces ménages peuvent-ils se reconnaître dans le discours sur le progrès, dans l'ode à la nouvelle économie qui a caractérisé ces dernières années ? Mais, pour majeur qu'il soit, le phénomène de l'exclusion n'épuise pas la question sociale. C'est un phénomène sur lequel nous sommes relativement bien informés - ce qui est un préalable nécessaire à l'action -, même si le monde politique a d'abord tendance à y répondre par un consensus des bons sentiments.

La difficulté des politiques publiques vient de la multiplicité des exclusions et de leur caractère cumulatif (emploi, santé, logement, école, culture, etc.). 

Il y a ensuite la formidable croissance des inégalités intracatégorielles, de la différenciation sociale entre individus censés appartenir aux mêmes groupes. Ces inégalités sont le symptôme même du changement social et d'une modification du rapport de l'individu à autrui. Elles obscurcissent les repères, fractionnent les groupes sociaux autrefois homogènes, créent de la différence entre ceux qui étaient auparavant semblables. Pour ne prendre qu'un exemple, quelques années après la fin des études, la dispersion des rémunérations et du patrimoine des anciens élèves d'une même école, d'une même promotion, peut être considérable. Comme peut être considérable la différence des revenus et des destins au sein de toute profession.

Il en résulte un grand malentendu : certaines professions, considérées a priori comme privilégiées, peuvent comprendre un nombre croissant de personnes qui s'estiment injustement traitées. En amont, la fiction de l'égalité devant l'éducation se heurte à l'inégalité croissante des chances selon les établissements scolaires fréquentés.

DISSOCIATION CROISSANTE

Des travaux réalisés aux Etats-Unis ont montré que ce sont probablement ces inégalités-là qui ont le plus augmenté dans les deux dernières décennies. Elles sont encore plus mal acceptées que les inégalités entre catégories sociales, auxquelles nos sociétés avaient fini par s'habituer, en raison d'un côté aléatoire qui les fait apparaître sans fondement : le destin de l'entreprise du premier emploi, un incident de parcours, la date de l'achat d'un logement, etc. Même le système fiscal ou social en raison de sa complexité participe au sentiment de l'émergence de nouvelles inégalités de "proximité". La flexibilisation et l'individualisation des rémunérations qui caractérisent la gestion moderne des ressources humaines vont évidemment dans le même sens, celui d'une dissociation croissante entre les revenus au sein d'une même catégorie.

L'aggravation de ces inégalités de proximité empêche les individus d'avoir la même perception des évolutions globales, et produit un décalage permanent entre des indicateurs économiques objectivement positifs et le discours que le pays porte sur lui-même.

La croissance économique mesure l'évolution d'un agrégat (le PIB), c'est-à-dire d'une moyenne, dont la représentativité est d'autant plus faible que les éléments qui la composent sont davantage dispersés : 3 est la moyenne entre 2,5 et 3,5 ou entre 0 et 6, ou entre - 2 et 8, etc. Il est ainsi probable que la croissance n'est perceptible que par une fraction beaucoup plus étroite de la société qu'on ne le suppose a priori. 

En 2000, le pouvoir d'achat du salaire moyen par tête n'a quasiment pas augmenté (+ 0,2 %). Certes, cela s'explique par la très importante croissance de l'emploi, les 35 heures, le prix du pétrole, etc. Mais lorsque l'on sait la forte différenciation des évolutions salariales, des primes et autres stock-options, il n'est pas difficile d'imaginer que l'année 2000 a été caractérisée par une importante croissance des inégalités intracatégorielles.

Le monde a changé depuis que nous nous sommes résignés d'abord, accoutumés ensuite, à la croissance des inégalités. Pensées comme un moment transitoire d'une adaptation douloureuse mais nécessaire, elles sont devenues un élément permanent du décor, une clé de la dynamique de notre société. Elles affectent le fonctionnement de nos systèmes sur trois plans : le premier est celui d'une nouvelle ségrégation sociale, dont l'aboutissement ultime ressemblerait à un système de caste à l'indienne. Le second est une transformation du système productif pour qu'il s'adapte à la nouvelle demande solvable issue de cette transformation sociale : d'un côté, production de masse, homogène à bas prix, pour s'adapter aux besoins des "castes inférieures". De l'autre, une production très différenciée, très sophistiquée, dont la demande est fondée sur la qualité davantage que sur les prix. Mais surtout une montée formidable des services avec une exigence tout aussi formidable de différenciation et de qualité.

La subordination devient, à ce niveau d'inégalités, une exigence première, et elle s'inscrit dans une nouvelle hiérarchie, où ceux qui dépensent n'ont jamais eu autant à dépenser, et les autres, jamais autant de difficultés à boucler leurs fins de mois. La troisième est celle d'une frustration croissante de la société, car les inégalités présentes sont beaucoup plus aléatoirement distribuées que par le passé. La classe moyenne éclate sous le double effet de l'accession à la classe supérieure d'une minorité, et du glissement vers le bas d'une proportion beaucoup plus importante. Ce fractionnement crée une frustration, un sentiment d'injustice : pourquoi celui qui m'est si proche a-t-il un sort si différent du mien?

Dans un tel contexte, on comprend bien pourquoi les discours sur la bonne santé de l'économie française peuvent tomber à plat. Selon une enquête de la DREES, 68,4 % des personnes interrogées pensent que la société française est plutôt injuste. C'est cette injustice ressentie qui probablement obscurcit le regard que les Français portent sur les bonnes nouvelles économiques.


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