Libre concurrence et protection sociale 

Par: Francis Kessler
Le Monde Economie, 19 mars 2001

L'Union européenne repose d'abord sur la construction d'un espace économique fondé sur le dogme libéral du marché parfait, réunissant dans la transparence une multiplicité d'offreurs et de demandeurs : le " marché unique ". La réglementation communautaire s'emploie dès lors à abolir les divers obstacles aux principes qualifiés de fondamentaux que sont les libertés de circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services. Cette intégration suppose également la prohibition au niveau communautaire de comportements anticoncurrentiels de la part d'entreprises ayant une activité transnationale d'une certaine importance et l'interdiction d'aides d'Etat qui donneraient un avantage concurrentiel à telle ou telle entreprise ou secteur.

La confrontation du droit de la concurrence et du droit de la protection sociale résulte essentiellement de l'obligation d'adhésion à certaines institutions de protection sociale, corollaire naturel de leur fonction de redistribution financière entre individus ou groupes d'individus. Celui qui appartient à la catégorie visée n'aura pas le choix de l'organisation qui lui garantit une certaine couverture des risques sociaux : l'organisme de protection sociale dispose d'un monopole d'adhésion et de collecte des cotisations.

C'est précisément à l'occasion de sanctions pour défaut de paiement de cotisations que des plaignants ont contesté le monopole ou l'abus de position dominante de telles institutions. Selon eux, l'obligation de cotisation heurte la libre concurrence telle que conçue dans les textes communautaires. Plusieurs décisions de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), intervenant en interprétation du traité, balisent aujourd'hui la matière. Mais les solutions sont loin d'être simples.

Les juges de Luxembourg ont transposé leurs raisonnements du domaine de la concurrence économique à ces questions sociales. Ainsi, la notion d'entreprise, notion clé qui détermine ou non l'application des règles de concurrence, est entendue au sens " d'activité ". Il s'ensuit notamment qu'un même organisme peut être soumis aux règles de la concurrence pour certaines de ses activités, mais pas pour d'autres. Schématiquement, la CJCE considère que " les régimes qui poursuivent un objectif social et obéissent au principe de solidarité " ou encore " les régimes ayant la nature d'un régime de sécurité sociale " ne sont pas considérés comme des entreprises ; le droit de la concurrence leur est inapplicable. 

En revanche, un régime " d'assurance- vieillesse destiné à compléter un régime de base obligatoire, institué par la loi à titre facultatif et fonctionnant dans le respect de règles définies par le pouvoir réglementaire, notamment en ce qui concerne les conditions d'adhésion, les cotisations et les prestations, selon le principe de la capitalisation, est une entreprise ", même si elle est gérée par un organisme de base de sécurité sociale : l'obligation d'assurance – et donc de cotisation – ainsi conçue fausse le jeu de la concurrence au détriment d'autres opérateurs pouvant se présenter sur ce marché. Il a, de même, été jugé que le monopole d'une institution de placement est injustifié lorsque l'office public n'est manifestement pas en mesure de satisfaire la demande que présente le marché pour ce genre d'activités. Le monopole du placement de l'ANPE, bien que figurant dans le code du travail, peut ainsi être considéré comme inopérant.

La jurisprudence s'est récemment étoffée, mais elle est devenue moins lisible. Un fonds de pension sectoriel néerlandais, instauré par un accord collectif entre partenaires sociaux, qui gérait des retraites par capitalisation a ainsi été d'abord considéré comme une entreprise. Mais, pour la Cour de justice, les contraintes issues de la convention collective pesant sur le fonds – telle la déconnexion des cotisations par rapport au risque, l'obligation d'accepter tous les travailleurs sans examen médical, l'acquisition de droits à la retraite sans cotisation en cas d'incapacité de travail, la prise en charge par le fonds de l'arriéré de cotisations dû par l'employeur en cas de faillite de ce dernier – ainsi que le mécanisme d'indexation de pensions, constituent autant d'éléments qui caractérisent des missions d'intérêt économique général. Dès lors, l'obligation d'affiliation est justifiée, le droit communautaire permettant à ces activités d'intérêt économique général d'échapper aux règles de la concurrence.

La CJCE s'appuie de plus sur les dispositions sociales du traité – auxquelles elle donne une importance à laquelle les rédacteurs du traité n'avaient certainement jamais songé – pour en déduire qu'il " résulte ainsi d'une interprétation utile et cohérente des dispositions du traité, dans leur ensemble, que des accords conclus dans le cadre de négociations collectives entre partenaires sociaux en vue de tels objectifs doivent être considérés en raison de leur nature et de leur objet " comme ne relevant pas des règles de la concurrence.

A l'inverse, pour des fonds de pension similaires mis en place par des médecins libéraux (néerlandais aussi), l'obligation de cotisation est analysée comme une atteinte à la libre concurrence et la cotisation regardée exclusivement comme une composante des coûts de production de ces médecins. De surcroît, les éléments de solidarité ont été estimés insuffisants pour justifier une activité économique d'intérêt général. Au résultat, pourtant, l'obligation de cotisation est confortée parce que l'atteinte à la concurrence est minime et n'est donc pas justiciable du droit communautaire !

Quelles leçons tirer de cette construction juridique ? Il apparaît d'abord qu'elle constitue le seul rempart contre la menace de disparition des institutions de protection sociale, dont l'obligation d'adhésion est un élément constitutif, symbole de la solidarité. Il est en effet très improbable que les Etats décident d'accorder un statut particulier hors concurrence à ces institutions, comme le revendiquaient les caisses allemandes à l'occasion de la dernière conférence intergouvernementale à Nice. Cette proposition n'y a pas été évoquée. La Cour de justice occupe ainsi une place centrale dans la sauvegarde des mécanismes de solidarité, caractéristiques du modèle social européen, très envié dans d'autres régions du monde. On peut s'en contenter. Mais on est à cent lieues d'une politique sociale européenne volontariste.

Francis Kessler est maître de conférences à l'université Paris-I - Panthéon-Sorbonne.


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