1912: La retraite à 60 ans! 

Par: Jean Louis Robert
Le Monde Economie, 5 février 2001

 Si la loi du 5  avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes est bien connue des spécialistes du droit du travail, l'importance de la loi de finances rectificative de 1912, établie par Léon Bourgeois, qui abaissait de 65 à 60 ans l'âge d'admission au bénéfice de la loi, est trop souvent oubliée. En fixant la retraite à 60 ans, la France républicaine prenait une position très originale au regard de pays qui, comme l'Allemagne et le Royaume-Uni, avaient élaboré une protection sociale solide des vieux travailleurs, mais avaient fixé l'âge du bénéfice de la retraite à 70  ans. Les salariés devraient avoir le choix de faire valoir leurs droits à la retraite sur une plage d'âge beaucoup plus large qu'aujourd'hui.

La loi du 5  avril 1910 est sans doute l'expression la plus poussée de la politique sociale d'esprit solidariste mise en place par les gouvernements radicaux du début du XXe  siècle. Elle comprend trois dispositions inédites qui sont aux prémices de l'Etat social français.

D'abord, elle n'est pas une loi d'assistance organisée sur une base territoriale comme l'était celle de 1905 d'assistance aux vieillards (de plus de 70 ans), infirmes et incurables. L'objet de cette dernière était, sans doute, largement politique. Il s'agissait d'abord pour la République d'enlever à l'ennemi clérical un de ses points forts  : l'aide aux pauvres. Avec le texte de 1910, il est mis en avant une loi d'assurance prenant en compte les revenus du travail, organisant la retraite des travailleurs (salariés ou petits artisans et exploitants agricoles).

Elle prévoit ainsi un mode d'allocation viagère de l'Etat dans la constitution de la pension. Quel que soit le montant des cotisations versées avant 60 ans par le retraité, celui-ci touche de l'Etat une allocation annuelle de 60  francs, portée en 1912 à 100  francs (environ 5  000  francs actuels). Certes, cette somme était très faible, mais représentait néanmoins un plus  : tous ceux qui pourraient justifier d'avoir cotisé trente ans étaient certains d'en bénéficier. Pour ceux qui avaient déjà 65 ans en 1910 ou 60 ans en 1912, et qui n'avaient pas cotisé antérieurement, ils devaient seulement justifier d'avoir travaillé trente ans.

Enfin la loi de 1910 instituait la cotisation obligatoire pour les salariés dont le revenu annuel ne dépassait pas 3  000  francs.

Son montant était de 9  francs pour les ouvriers masculins, de 6  francs pour les ouvrières et de 4,50  francs pour les jeunes de moins de 18  ans. Les patrons étaient soumis à la même obligation. A partir de 65 ans en 1910 (60 ans en 1912), le salarié pouvait bénéficier de sa pension, dont le calcul était très complexe. Une partie, très variable, venait de la capitalisation des cotisations salariales et patronales, qui pouvaient être déposées dans des caisses très diverses (où les mutuelles s'étaient taillé la part du lion), mais contrôlées par l'Etat  ; une autre, fixe, était constituée par l'allocation de l'Etat.

Le système était très complexe, ce qui ne contribua pas à son efficacité et à sa popularité. Cette usine à gaz était la traduction d'un compromis long à établir, puisque la Chambre des députés avait adopté un premier projet dès 1901, puis d'un vote précipité par le gouvernement, qui voulut absolument sa loi avant les élections de 1910. Elle était aussi liée à la fragilité technique encore sensible du jeune ministère du travail.

La contestation de la loi est venue de deux camps très opposés.

Les milieux libéraux et patronaux, influents au Sénat, s'étaient classiquement opposés à la notion d'obligation. Mais cette attitude fut finalement affaiblie. Les petits patrons ont mis de l'eau dans leur vin, car nombre d'entre eux pouvaient bénéficier de la loi. De même, lorsque sous pression de la commission sénatoriale, le niveau de la cotisation obligatoire fut diminué de 30  francs à 9  francs, la somme demandée parut très supportable. Jean Lescure faisait justement remarquer dans la Revue d'économie politique de 1912  : «  Qu'est-ce qu'un supplément de 4  500  francs de frais pour une usine occupant 500  ouvriers  ? Ce n'est même pas le traitement d'un contremaître.  » Ainsi, dès 1911, la puissante Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) ne s'oppose pas à l'application de la loi.

L'opposition fut finalement plus vive et plus durable dans le mouvement ouvrier. Si la majorité du Parti socialiste, autour de Jaurès, soutint la loi, perçue comme une première étape dans la construction d'un Etat social, une minorité du Parti socialiste, les guesdistes, et la CGT s'y opposèrent avec vivacité. Jules Guesde et le syndicaliste Merrheim voyaient d'abord dans la loi un moyen de renforcer le capitalisme. Les cotisations obligatoires allaient alimenter des fonds de pension qui seraient investis en obligations au profit du développement capitalistique. Ou alors les cotisations obligatoires allaient alimenter les caisses de l'Etat, qui n'était, aux yeux des guesdistes et des syndicalistes révolutionnaires, qu'un ennemi.

L'autre argument était sans doute plus populaire. Si 9  francs de cotisation annuelle était peu pour les industriels, cela représentait, en revanche, beaucoup pour nombre d'ouvriers  : une grande journée de travail pour les plus qualifiés, peut-être deux journées pour les manœuvres. En 1910, la marge disponible «  pour mettre de l'argent de côté  » était encore très faible. D'autant que le niveau prévisible des pensions était bas. Enfin la CGT dénonçait le fait que l'espérance de vie des ouvriers ne permettrait le bénéfice de la loi que pour un nombre infime d'entre eux. Sur les murs, les militants collaient d'immenses affiches où se détachaient «  Contre la capitalisation  ! pour la répartition  !  ».

L'application de la loi reste discutée. Elle rencontra un très grand succès auprès des vieux travailleurs, qui demandèrent généralement à en bénéficier (au moins pour la somme versée par l'Etat). Mais des études statistiques ont aussi montré que la majorité des cotisants obligatoires se dispensèrent du paiement, surtout les plus jeunes et ceux qui habitaient dans les grandes villes. De ce point de vue, la loi fut un échec. Mais elle reste un moment-clé du passage de l'assistance à une solidarité garante de la cohésion républicaine.

Jean-Louis Robert est titulaire de la chaire d'histoire sociale du XXe  siècle à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

 


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