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La retraite pratique

L'Express, February 27, 2003

By Anne Vidalie

 

Le temps des préretraites est révolu. Ou presque! N'en déplaise aux salariés habitués à partir avant l'heure et aux entreprises, obsédées par le rajeunissement de leurs troupes. Certaines commencent à s'adapter à la nouvelle donne. Une révolution dans les ressources humaines

«Rendez-vous à 8 h 50 demain matin. Bonne soirée!» Il est 17 heures, et la journée s'achève dans l'agence-école de la Caisse d'épargne de Paris, à deux pas du bassin de l'Arsenal. Sarah, Fidèle, Patrice et Olivier, nouvelles recrues de la maison, bouclent leur cartable. Leur formateur, Claude Bressan, 57 ans, a derrière lui vingt-deux années de bons et loyaux services à l'Ecureuil. Voilà un an, il dirigeait encore l'agence de Bry-sur-Marne (Val-de-Marne), après avoir gravi un à un les échelons de la banque. C'était avant que l'entreprise lui fasse une proposition alléchante: un poste de tuteur à mi-temps dans le cadre de la toute nouvelle agence-école, moyennant 75% de son ancien salaire. Claude n'a pas hésité longtemps. «Il faut savoir s'arrêter. Et puis ça fait du bien de lever le pied quand on a commencé à 15  ans!»

Cette formule porte un nom: préretraite progressive. C'est l'une des pièces du dispositif mis en place par la Caisse d'épargne pour offrir un avenir à ses salariés les plus âgés, désorientés par le coup d'arrêt donné aux coûteuses préretraites maison en 2000. Fini, le départ à 50 ans pour les femmes et 55 ans pour les hommes qui affichaient trente ans de service. «La priorité est aujourd'hui à la remotivation et à la valorisation des compétences des seniors, qui représenteront en 2010 plus de 40% de notre personnel, indique Christelle Kilani, responsable du pilotage des carrières à la Caisse nationale des caisses d'épargne. Nous devons les aider à faire leur deuil des préretraites et à réfléchir sur leur devenir professionnel.»

Les préretraites :
un «gâchis» dénoncé par Jean-Pierre Raffarin et Jacques Chirac

Les hommes politiques le disent et le répètent, les entreprises et les cadres s'y résignent: les préretraites, ce «gâchis» dénoncé d'une même voix par Jean-Pierre Raffarin et Jacques Chirac, ne seront bientôt plus qu'un souvenir, le vestige d'une époque de chômage massif qui voyait d'un bon œil les «vieux» faire place aux «jeunes» dans les bureaux et dans les ateliers. Au nom d'une prétendue solidarité entre les générations. «On ne peut pas être, à 55 ans, un salarié âgé et usé, et un jeune retraité actif et dynamique», s'est récemment insurgé le Premier ministre.

Son gouvernement a montré l'exemple en donnant un coup d'arrêt au congé de fin d'activité, version fonction publique de la préretraite, à l'automne dernier. Les uns après les autres, les dispositifs légaux de cessation anticipée d'activité se tarissent. Ainsi, les préretraites du Fonds national pour l'emploi ne sont plus accordées qu'au compte-gouttes. «Plus question de les utiliser comme un mode de gestion des sureffectifs», précise-t-on au ministère des Affaires sociales. Encore moins de reporter sur la collectivité le coût financier exorbitant des départs anticipés. Et ce n'est pas tout. Le ministre François Fillon envisage à présent d'assouplir la «contribution Delalande», pénalité financière imposée aux sociétés qui se séparent d'employés de plus de 50 ans - à hauteur de deux à douze mois de leur salaire. Un garde-fou qui fait réfléchir à deux fois les entreprises avant de... recruter des salariés proches de la cinquantaine.

Les partenaires sociaux n'ont pas été en reste. Ils ont d'abord mis un terme à l'Arpe, système de troc entre les départs de seniors et les recrutements de jeunes, puis ils ont porté un sérieux coup aux fameuses préretraites Unedic, le 20 décembre dernier, en écourtant les durées d'indemnisation pour les plus de 55 ans. Objectif: dissuader employeurs et salariés d'utiliser le régime d'assurance-chômage comme un dispositif de départ anticipé. «C'est un signal fort en direction des entreprises», juge Philippe Fontaine, secrétaire national de la CFDT-Cadres.

Faire de la place aux quinquas

Les temps changent. Parce qu'il est urgent de replâtrer notre système de retraite. Parce que, demain, les employeurs pourraient bien être en panne de bras et de cerveaux pour cause de choc démographique. Halte, donc, à la mise au rancart des quinquagénaires. Désormais, il va falloir leur faire une place. Leur offrir des perspectives et des formations. Les motiver, aussi. Un sacré choc culturel. Pour les entreprises, d'abord, accros depuis deux décennies aux fameuses «mesures d'âge» - appellation socialement correcte des préretraites - si commodes pour faire passer la pilule des plans sociaux. Pour les cadres, ensuite, nombreux à rêver encore de prendre la tangente avant l'heure. Comme le révélait l'an dernier un sondage réalisé par la Sofres pour TBWA Corporate et L'Express, 11% des cadres de plus de 45 ans souhaitaient tirer leur révérence avant 55 ans, 38% à 55 ans, 27% entre 56 et 59 ans et 20% à 60 ans. Seuls quelques forcenés (4%) affirmaient vouloir travailler au-delà de 60 ans.

«La préretraite est aujourd'hui perçue comme un droit acquis»

Cette aspiration à dételer n'étonne pas le sociologue Xavier Gaullier, auteur des Temps de la vie (éd. Esprit) et des Temps des retraites. Les mutations de la société salariale (à paraître au Seuil). «La préretraite est aujourd'hui perçue comme un droit acquis par beaucoup de cadres et de salariés, explique-t-il. Pour les seniors, les dernières années de vie professionnelle sont difficiles à vivre du fait de l'intensification du travail et des modes de management. D'où un consensus parfait entre les entreprises et leurs collaborateurs sur les départs anticipés...» Témoignage du directeur des ressources humaines (DRH) d'un groupe français de biens de consommation: «Je vois défiler dans mon bureau des cadres de plus de 50 ans qui me proposent de négocier leur départ, si l'entreprise y est disposée!»

 

© Nicolas Vial

 

 

Les vieilles habitudes ont la vie dure. Du côté des salariés et des cadres, mais aussi du côté des directions générales. En ces temps de morosité économique, nombre d'entreprises passent leurs effectifs à la paille de fer. Et poussent sans vergogne leurs seniors vers la sortie, avant que la porte des préretraites ne se referme complètement. «Tous les plans sociaux en cours dans les grandes entreprises font la part belle aux mesures d'âge parce qu'elles ne sont pas douloureuses», observe Alain Sauret, avocat en droit social et président du cabinet parisien Barthélemy & Associés. Résultat: les deux tiers des départs de fin d'activité, dans les entreprises qui emploient plus de 500 personnes, prennent la forme de préretraites.

A ce régime, le faible taux d'activité des 55-64 ans n'est pas près de se redresser. Il est déjà l'un des plus bas d'Europe: 37% (et même 32% pour les hommes), contre 50% au Royaume-Uni et 65% en Suède! On est encore loin, en France, de l'objectif de 50% à l'horizon 2010 fixé par le Conseil européen de Stockholm, en mars 2001. Les cadres ne font pas exception à la règle. Seulement 38% d'entre eux sont encore au travail lorsqu'ils font valoir leurs droits à la retraite, selon l'Agirc, leur caisse de retraite complémentaire. Les autres? 20% sont au chômage et 30% en préretraite. Voilà qui donne la mesure de l'effort à fournir pour renverser la vapeur.

«Nous vivons une période transitoire marquée par un décalage sensible entre les discours et les actes, analyse Daniel Croquette, secrétaire général de l'Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel. De la part des employeurs, des cadres et même de l'Etat, qui barre l'accès aux concours de la fonction publique aux plus de 45 ans.» Le mensuel des seniors Notre temps a parfaitement flairé cette ambivalence générale. Sujet phare du numéro de ce mois-ci: «Comment partir plus tôt? Négocier sa fin de carrière avant la réforme de 2003.» Suit une revue de détail des dispositifs encore en vigueur - et ils sont légion. Préretraites dites «maison», c'est-à-dire financées par les entreprises qui en ont les moyens. Dispositif amiante, réservé aux salariés qui ont été exposés à cette substance toxique au cours de leur vie professionnelle. Préretraites Cats, taillées sur mesure pour l'industrie automobile en 2000 et étendues depuis à de nombreux secteurs d'activité. Visés: les salariés ayant été confrontés à des tâches pénibles ou rencontrant des difficultés d'adaptation aux technologies nouvelles. Les employés du Crédit lyonnais bénéficieront d'un tel dispositif jusqu'en... 2006, par exemple. Bref, en attendant leur fin programmée, les préretraites continuent!

Mais les entreprises ne pourront pas pratiquer très longtemps la politique de l'autruche. Vieillissement de leur personnel oblige. Dans 1 entreprise sur 4, plus de 25% des salariés ont déjà fêté leurs 50 ans. Ils sont nettement plus nombreux encore dans certains secteurs: énergie, textile, industries navales et ferroviaires, biens de consommation, transports, activités financières et immobilières. Et pourtant. «Dans 1 établissement du privé sur 2, le responsable n'a jamais réfléchi à la question et guère plus de 1 sur 5 n'a une idée précise de la situation à venir», souligne François Brunet, chef du département emploi à la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère des Affaires sociales. Le constat dressé par une étude de la revue Retraite et société  n'est pas plus encourageant: «Les entreprises ne développent pas de politique spécifique pour gérer les seniors.» Conclusion: «Il semble qu'il y ait beaucoup de chemin à parcourir, tant sur le plan de la prise de conscience que de l'action.» Inverser la tendance

Pis, selon Jean-Louis Birien, consultant en relations sociales, «il existe un véritable racisme antivieux dans les entreprises, que seule une volonté affirmée et affichée au plus haut niveau pourra faire évoluer». Pour Marc Bernardin, jeune directeur général du groupe QuinCadres, spécialisé dans le recrutement et l'accompagnement des cadres seniors, c'est un peu la quadrature du cercle: «Quand les cadres dépassent la quarantaine, l'entreprise entame un processus de désinvestissement. Fini, la formation et la mobilité interne. Du coup, les intéressés se mettent mentalement en situation de désengagement. Et les DRH se disent qu'ils ont eu bien raison de ne pas faire plus d'efforts...»

© Nicolas Vial

 

 

 

A se demander s'il est seulement possible d'inverser la tendance au raccourcissement de la vie active... Pour répondre à cette question, trois consultants du groupe de conseil en ressources humaines Bernard Brunhes ont eu la bonne idée d'aller voir comment les Allemands, les Suédois, les Britanniques, les Américains et les Japonais s'y prennent. Résultat, une étude passionnante et un constat édifiant: eux qui étaient partis à la chasse aux mesures efficaces et aux innovations intéressantes ont découvert que, au fond, «les représentations mentales et les préjugés» pesaient plus lourd que les dispositions spécifiques en matière d'ergonomie, de formation, de rémunération et d'évolution de carrière. «Aux Etats-Unis, cela fait quinze ans que des campagnes publiques de communication sont menées pour faire bouger la représentation qu'ont les entreprises et les gens eux-mêmes de la valeur ajoutée et de la productivité des seniors», indique Monique Tessier, qui a participé à l'étude. Daniel Colinet, responsable du développement des compétences à la DRH d'Air France et dynamique quinqua lui-même, est convaincu que le problème est bien là: «Nous devons à la fois changer le regard que l'entreprise porte sur les quinquas et le regard que ces quinquas portent sur eux-mêmes. Pourquoi forcer, se disent certains d'entre eux, puisque nous sommes dépassés?» Le processus sera long. «Il faudra une dizaine d'années pour contrebalancer vingt ans de préretraites», avance-t-il.

Comme la compagnie aérienne nationale, une poignée de sociétés françaises se sont attelées au vaste chantier de la transformation des mentalités. «Vive les vieux!» a carrément lancé François Pierson, patron d'Axa France, aux membres de son comité de direction, ébahis, en préambule à leur première réunion de l'année. Une manière comme une autre de donner le ton. Et d'indiquer le nouveau cap à suivre dans une entreprise qui, fin 2002, a mis un point final aux coûteuses préretraites maison à partir de 56 ans. Afin de «faire évoluer tranquillement les esprits», comme l'entend le DRH Cyrille de Montgolfier, Axa France mise sur des bilans de mi-carrière systématiques pour les plus de 45 ans.

Un préalable indispensable avant de dessiner les étapes professionnelles suivantes, d'envisager éventuellement une formation et - pourquoi pas? - un changement de métier, de service ou de branche. «Il est temps de revaloriser l'expertise et de diversifier les parcours pour tracer d'autres pistes que l'évolution managériale», estime Cyrille de Montgolfier. C'est là que le bât blesse avec les cadres seniors, qui, pour beaucoup, n'envisagent point de salut hors de l'ascension hiérarchique. «Toute la difficulté est de leur proposer une reconversion qui ne leur donne pas le sentiment de démériter», juge Marine Dorne-Corraze, DRH de la Caisse des dépôts et consignations. Une gageure.

Donner envie de rester

«Bilans de mi-carrière» chez Axa France, «rendez-vous carrière» pour tous les 45-48 ans - et, à la demande, pour les plus âgés - au Crédit lyonnais, «points carrière» chez Air France, «entretiens carrière» à la Caisse d'épargne, l'idée est la même: il est impératif de donner aux (futurs) quinquas des perspectives d'avenir. «Si on supprime l'incitation à partir, il faut donner envie de rester», résume Pierre Ducret, secrétaire général de la Caisse des dépôts. La motivation est à ce prix. Et à une condition, selon René Maisonneuve, DRH France de l'électronicien Thales: «Pour mobiliser ces cadres, il faut les gérer comme les autres, avec les mêmes outils, c'est-à-dire leur offrir les mêmes possibilités de promotion, de formation, de mobilité et d'évolution de leur rémunération. En se gardant de tout a priori sur ce qu'ils veulent et peuvent faire.»

«Non, on n'est pas un bras cassé à 55 ans!»

Les intéressés apprécient l'occasion qui leur est donnée de faire le bilan. Hervé Merveilleux, qui encadre une équipe de conseillers financiers de l'activité banque en ligne du Crédit lyonnais, se sentait bien un peu jeune, à 45 ans, pour un rendez-vous carrière. Pourtant, l'exercice l'a convaincu. «C'est positif d'esquisser des pistes à l'horizon de quatre ou cinq ans. Il ne faut pas attendre d'avoir 50 ans pour s'en préoccuper, sinon on court le risque d'être mis sur la touche.» Sa collègue Christine Besnard, responsable logistique de la banque par téléphone, 48 ans dont trente-deux de maison, est ravie: «Ces rendez-vous sont le signe que l'entreprise s'intéresse à la personne, à son avenir. Quand on a encore dix ans de carrière devant soi, ça fait du bien!»

Quelques entreprises ont mis en place des dispositifs spécialement calibrés pour aider les quinquas à rebondir. En 1999, Thales a créé TMC (Thales Mission Conseil), avec un double objectif: remettre le pied à l'étrier à des cadres en bout de course, en leur proposant des missions de conseil internes, et, du même coup, réduire le recours à des prestataires de services. A charge pour les consultants maison de se recaser au sein du groupe, avec l'appui d'un tuteur, dans un délai de dix-huit mois. Brigitte Guénard, qui dirige TMC, est fière de ses 60 poulains. «Nous donnons une image positive des seniors et de leurs compétences. Non, on n'est pas un bras cassé à 55 ans!» Preuve du succès de TMC, les candidatures affluent, émanant de... quadragénaires. Et les ex-TMC repartent requinqués. Comme ce cadre de 58 ans devenu directeur qualité et des opérations de progrès de Thales au Royaume-Uni.

 

© Nicolas Vial

 

 

De quoi donner du cœur à l'ouvrage à Arnaud Gauthier, 50 ans, ex-responsable des services techniques de l'unité de surveillance maritime, débarqué pour cause de «mésentente avec son nouveau patron». Il n'a pas encore quitté TMC, mais il ne voit que des avantages à «ce moment de questionnement utile». D'autocritique, également. «Jusqu'à présent, j'avais gravi les marches une à une, naturellement, sans réfléchir vraiment à ma trajectoire.» C'est que les cadres seniors devront y mettre du leur s'ils veulent un avenir dans l'entreprise. «Il y a deux catégories, remarque Gérard Furui, 53 ans, responsable du programme d'aide à la mobilité d'Axa, baptisé «ressources +»: ceux, comme moi, pour lesquels le départ est synonyme de mort intellectuelle; ceux qui souhaitent tourner la page et rêvent d'une préretraite, et qu'il n'est donc pas aisé de remobiliser.»

Autre piste explorée par les DRH qui tentent d'insuffler une nouvelle motivation à leurs seniors: le transfert de compétences, d'expertise et de savoir-faire, indispensable à l'approche du grand chassé-croisé des générations, éventuellement conjugué avec une préretraite progressive pour les plus âgés. Beaucoup y réfléchissent, à l'instar d'Air France, qui planche sur le «développement de la coopération entre les générations», via le «partage des connaissances actualisées des jeunes embauchés et le potentiel d'expérience acquis par leurs aînés».

Rares pour l'instant sont les employeurs qui sont passés à l'acte. Chez Axa France, chacun des 250 jeunes accueillis dans le cadre de la formation en alternance est suivi par un tuteur senior. A la Caisse d'épargne, c'est l'intégration des nouvelles recrues qui leur est confiée. Dans son agence-école de la rue Mornay, Claude Bressan s'en réjouit. «Je suis heureux de transmettre mes connaissances et mon expérience à des jeunes. De cette façon, j'ai le sentiment de participer à l'entreprise de demain...» Qui dit mieux?

Premières synthèses du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, avril 2002.
(2) Retraite et société, n° 37, octobre 2002, La Documentation française.
(3) Les Salariés seniors: quel avenir dans l'entreprise? Les Cahiers du groupe Bernard Brunhes, janvier 2001.

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