Le Québec réinvente le fonds de pension

Par: Frédéric Lemaître
Le Monde, 26 janvier 2001

Au Québec, le principal syndicat, la FTQ, a créé un fonds de pension unique au monde. Prototype de l'actionnaire modèle, il sauve des emplois là où d'autres les suppriment, joue la transparence, forme les salariés à l'économie et parvient même à gagner beaucoup d'argent ! 

NICOLE NOTAT, secrétaire générale de la CFDT, s'est rendue à Montréal pour se forger une opinion. Lionel Jospin, au cours d'un voyage officiel au Canada, fin 1999, s'est fait exposer le dossier. Des dirigeants de la CGT feront à leur tour bientôt le déplacement. Des parlementaires américains les ont précédés. L'objet de cette curiosité ? Un fonds de pension mis en place par le principal syndicat québécois – la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) – afin de favoriser le maintien et la création d'emplois dans la Belle Province.

Alors que, en France, les syndicats continuent de considérer les fonds de pension comme des actionnaires forcément rapaces qui poussent les entreprises à supprimer des emplois, la FTQ a fait, dès 1983, le pari inverse. « Il y a eu des débats. Certains reprochaient au syndicat de trahir les travailleurs en passant du côté du capital. Les autres répliquaient que le jour où tous les emplois auront disparu, il ne servira à rien d'être là pour défendre les travailleurs. Cette tendance l'a emporté », résume, dans son bureau situé au dernier étage d'un immeuble qui domine Montréal, l'élégant Raymond Bachand, avocat diplômé de la Harvard Business School, et PDG du fonds depuis 1997.

« Confiez-nous une partie de vos économies, vous ferez une bonne affaire et contribuerez au maintien de l'emploi au Québec » : tel est depuis 1983 le leitmotiv du Fonds de solidarité, nom officiel de cette institution unique au monde.

Une bonne affaire ? C'est évident. Le fonds est même une véritable niche fiscale. Le gouvernement fédéral et celui du Québec consentent des réductions d'impôts pouvant aller jusqu'à 80 % des sommes investies, soit 30 % de plus que les autres fonds de pension canadiens. Par ailleurs, sur dix ans, le fonds dégage une rentabilité moyenne de 7,2 % par an. De quoi assurer un coquet capital lors du départ en retraite.

Le maintien de l'emploi ? Sur les 3,7 millions de Québécois en âge de travailler, plus de 426 000 confient aujourd'hui au fonds une partie de leurs économies, en moyenne l'équivalent de 45 000 francs français. de ce pécule, le Fonds de solidarité a investi environ 2,5 milliards de dollars canadiens (12,5 milliards de francs français) dans plus de 1 600 entreprises, permettant de sauvegarder ou de créer 90 000 emplois : 49 000 directs et 51 000 indirects. En moins de quinze ans, le Fonds de solidarité est devenu une véritable institution financière au même titre que la vénérable Caisse des dépôts du Québec. Porté sur les fonts baptismaux tant par la majorité que par l'opposition politique de l'époque, il constitue aujourd'hui l'un des rares sujets qui fassent l'unanimité au Québec. « Au départ, le patronat était réservé, en particulier en raison du coup de pouce fiscal. Mais comme le Québec manquait de capital-risque, une partie des patrons se sont montrés réceptifs. Certains de nos adhérents ont aujourd'hui le fonds comme actionnaire », constate Gilles Taillon, président du patronat québécois.

« Le Fonds de solidarité est une belle initiative qui peut ralentir le rouleau compresseur des multinationales. Il faudrait que toutes les caisses de retraite s'unissent dans le monde pour défendre l'emploi », estime de son côté Léo-Paul Lauzon, chercheur à l'université de Montréal, un des (rares) porte-parole de la gauche québécoise. « Le Fonds de solidarité constitue un succès spectaculaire dont le Québec ne peut que se féliciter », résume Bernard Landry, vice-premier ministre chargé de l'économie et des finances. Selon la FTQ, l'activité des entreprises financées par le fonds génère au bout de deux ans des recettes fiscales supérieures au crédit d'impôt accordé. Le cercle est donc vertueux.

Face à tant d'éloges, Henri Massé, président de la FTQ et, à ce titre, président du conseil d'administration du Fonds de solidarité, ne cache pas son étonnement rétrospectif : « En 1983, les plus optimistes estimaient que le fonds atteindrait un jour 100 millions de dollars. Pas davantage. Personne n'imaginait qu'il jouerait un jour un rôle majeur dans l'économie québécoise. A l'époque, nous avions trois objectifs. D'abord : la mutualisation des risques. Quand les financiers se retiraient d'une entreprise, il n'était pas rare que les salariés s'y substituent. 

Quand leur entreprise fermait, ils perdaient tout : leur emploi et leurs économies. Il fallait trouver un système pour y remédier. Ensuite, nous souhaitions disposer d'un outil qui permette aux travailleurs de ne pas se contenter de dénoncer une fermeture mais leur donne les moyens d'agir. Enfin, nous voulions former les militants à l'économie afin de leur fournir des armes. »

Au départ, le fonds a eu la réputation d'investir dans les canards boiteux de l'économie québécoise pour y défendre l'emploi des salariés syndiqués, mais ce n'est aujourd'hui plus le cas. Fin 1999, il a refusé de venir en aide à la compagnie aérienne en difficulté InterCanadien malgré les demandes pressantes du syndicat FTQ de l'entreprise, qui comptait plusieurs centaines d'adhérents. « Ce ne fut pas une décision facile, mais nous l'avons prise »,analyse M. Massé. Hormis le commerce de détail jugé « substituteur et non créateur d'emplois », le fonds investit dans tous les secteurs d'activité. Principalement dans l'économie traditionnelle, première pourvoyeuse d'emplois au Québec et souvent snobée par les marchés financiers, mais aussi dans les secteurs d'avenir qui demandent beaucoup de capitaux par rapport au nombre d'emplois créés. « A la fin des années 1980, j'ai fait le tour des investisseurs pour créer une société de capital-risque spécialisée dans les biotechnologies. Tout le monde a refusé car il n'y avait pas de société de biotechnologies au Québec. Le fonds a été le seul à comprendre que c'est justement parce qu'il n'y avait pas de financement qu'il n'y avait pas de sociétés de biotechnologies. Il a investi 10 millions de dollars, ce qui, à l'époque, représentait la quasi-totalité de notre capital », explique Normand Balthazard, président de la société d'investissement Biocapital. «Aujourd'hui, nous sommes actionnaires d'environ 40 entreprises de biotechnologies, soit la moitié des sociétés québécoises du secteur. Nous sommes l'un des principaux placements du Fonds de solidarité puisqu'au total, il aura investi 80 millions de dollars dans notre société », se réjouit M. Balthazard. Depuis 1997, Biocapital est même coté à la Bourse de Toronto. Le Fonds de solidarité détient 75 % de son capital. Au Québec, syndicalisme et marchés financiers feraient-ils bon ménage ? « Nous n'avons rien contre la Bourse. Si, à court terme, les intérêts des actionnaires et des salariés peuvent s'opposer, ce n'est pas le cas sur cinq ou dix ans », résume le pragmatique président de la FTQ.

Mais le Fonds de solidarité est un actionnaire exigeant. Avant d'investir dans une entreprise, il procède évidemment à un bilan financier de celle-ci mais également à un bilan social. Durant deux à trois jours, un « agent de développement » interroge la direction et les salariés de l'entreprise et passe au crible sa politique sociale ainsi que les conséquences sur l'emploi d'un investissement du fonds dans l'ensemble du secteur. Si, par l'intermédiaire de ce bilan, les salariés sont consultés sur une éventuelle prise de participation du fonds, ils n'ont pas leur mot à dire sur la décision finale. « Ayant été conçu à l'origine pour servir principalement de "chien de garde" des valeurs syndicales, le bilan social est de plus en plus considéré par les conseillers financiers comme un outil servant à mieux évaluer l'entreprise du point de vue même de sa viabilité financière. Les conseillers financiers se rendent compte qu'à travers les connaissances que les travailleurs ont de leur entreprise, ils peuvent mieux apprécier plusieurs éléments du projet d'investissement : l'état des équipements, leur utilisation, l'organisation du travail, les inventaires, etc. », observait en début d'année un rapport réalisé par des chercheurs québécois. Autre exigence du fonds : les entreprises dans lesquelles il investit s'engagent à verser 40 dollars par an et par salarié pour leur donner une formation économique. Dans chaque entreprise, un certain nombre de salariés ont ainsi droit à un cours d'économie de deux jours. Si les participants sont choisis par l'entreprise ou le syndicat quand il est présent, les intervenants sont des formateurs, salariés du fonds. Sauf le dernier, qui n'est autre que le chef d'entreprise. « C'est une révolution culturelle pour les deux parties, explique M. Bachand, dans les PME, les chefs d'entreprise n'aiment pas ouvrir leurs comptes ni dévoiler leur salaire. S'ils acceptent de révéler leur situation financière quand les choses vont mal afin d'obtenir des concessions des salariés, ils sont beaucoup plus cachottiers quand leur entreprise se porte bien. En fait, ils s'aperçoivent que les travailleurs sont intelligents et capables de comprendre qu'une entreprise a besoin,par exemple, de faire des gains de productivité. Quant aux salariés, cette formation permet de démystifier la notion de profit. Sans bénéfice, il n'y a ni investissement ni augmentation de salaires. » Pour nombre de Québécois, ces formations et le nouveau regard que pose la FTQ sur l'économie expliquent en partie la baisse de la conflictualité au Québec. « Le fonds a modifié la nature du syndicalisme. Quand je vois Henri Massé, je lui dis : Henri, tu es un homme d'affaires comme les autres, change de rive ! », plaisante M. Taillon.

De fait, le Fonds de solidarité est l'entreprise québécoise qui possède à la fois le plus grand nombre d'actionnaires mais aussi le plus grand nombre d'administrateurs. Même s'il reste presque toujours minoritaire dans le capital des entreprises, il exige systématiquement d'avoir au moins un représentant au conseil d'administration.

Toutes ces raisons dissuadent certains patrons de faire appel à lui et les poussent à n'y recourir que contraints et forcés. D'autres, au contraire, se félicitent de ses exigences. « C'est un actionnaire particulier qui suit les entreprises de très près. Ainsi nous avons emmené son représentant au conseil d'administration chez un de nos principaux clients. Nous voulons que ces gens-là développent leur expertise et nous fassent profiter de leur réseau. Quant au bilan social, je trouve cela très positif. Je demande à l'administrateur comment enrichir le contrat que nous proposons aux salariés. Je préfère prendre les devants plutôt que d'avoir un syndicat dans l'entreprise », n'hésite pas à dire Marc Boutet, fondateur en 1990 – il n'avait alors que 25 ans – de De Marque, une start-up spécialisée dans l'éducation interactive qui emploie 35 personnes et dont le fonds possède 23 % du capital.

Pour rester proche de la petite entreprise, le fonds a mis en place des structures régionales – qui n'ont pas le droit d'investir plus de 2 500 000 francs dans une entreprise – et même 86 fonds locaux qui, eux, n'ont pas le droit d'investir plus de 250 000 francs dans une société. Guy Achard, 36 ans, fondateur d'Air Solid, une entreprise qui fabrique essentiellement des canots pneumatiques, n'emploie pour le moment que quatre salariés. Cela n'a pas empêché le fonds local de lui prêter 250 000 francs. « Il est à la fois dans l'industrie traditionnelle mais utilise un procédé très innovant. Nous misons sur lui », expliquent les représentants du fonds. « Ils m'ont accordé un prêt sur cinq ans à environ 9 % d'intérêts annuels alors que les autres sociétés de capital-risque me demandaient 22 % », témoigne M. Achard.
Quand le Fonds de solidarité estime sa mission terminée, il se retire. Ainsi, en 1996, l'entreprise de télécommunications Bell Canada décide de ne plus installer de prises téléphoniques chez les particuliers car cette activité est désormais soumise à concurrence et Bell estime que les PME seront beaucoup plus compétitives. Avec l'aide du syndicat de Bell et du Fonds de solidarité, quelques cadres de l'entreprise créent une PME spécialisée dans cette activité et reprennent 525 salariés dont Bell voulait se séparer. Trois ans plus tard, Entourage s'est développée et emploie 2 800 salariés. Estimant sa mission accomplie, le fonds a vendu ses actions fin 1999. Reconnaissant implicitement son erreur stratégique, Bell a pris 33 % du capital.

Est-ce le rôle d'un syndicat de jouer ainsi les investisseurs ? « Le capitalisme change. Les entreprises sont cotées en Bourse et le syndicat y est de moins en moins influent. Il faut qu'il se dote de nouveaux outils s'il ne veut pas disparaître. Le fonds en est un », estime M. Massé. L'exemple commence à faire école. L'autre grand syndicat québécois, la CSN, après avoir critiqué la FTQ pendant treize ans, a décidé fin 1996 de lancer son propre fonds.


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